Le leadership nord-américain est mis à mal, c’est la raison pour laquelle les États-Unis réinventent leur position mondiale.
Après la chute du mur de Berlin et de l’Union soviétique, les États-Unis ont cédé à la tentation de la démesure. Depuis l’an 2000, quatre chocs ont détruit le mythe de l’hyperpuissance : les attentats du 11 septembre 2001 ; le cycle des guerres perdues d’Irak et d’Afghanistan ; la crise économique qui a éclaté en 2007 ; la puissance émergente de la Chine qui, forte de ses Trente Glorieuses, va supplanter le leadership des États-Unis dans les prochaines décennies.
En 2003, Robert Kagan, à l’occasion des désaccords transatlantiques autour de l’intervention en Irak, avait opposé des États-Unis adeptes de Mars et du hard power à une Europe vouée au culte de Vénus et du soft power. Une décennie et une grande crise économique plus tard, les États-Unis convergent avec l’Europe en se repliant sur leur territoire et en se désengageant du monde sous couvert de priorité au smart power.
Le grand mérite de Barack Obama consiste à s’être fidèlement et efficacement acquitté du mandat reçu en 2008, qui consistait à éviter une grande déflation comparable à celle des années 1930. Six ans après sa première élection, l’économie américaine a surmonté la crise et connaît une reprise durable.
Cette sortie de crise ne doit rien au hasard. Elle résulte en premier lieu d’une politique économique cohérente et innovante : aidée par le privilège du dollar, elle a lutté en priorité contre la déflation grâce à une politique monétaire non conventionnelle, puis réalisé des réformes pour restaurer la compétitivité avant d’engager l’ajustement budgétaire. La relance est soutenable car fondée sur la reconstruction d’un appareil de production concurrentiel grâce à la diminution des coûts du travail et de l’énergie, à la restructuration de l’industrie financière et à un formidable effort d’innovation. Les États-Unis sont portés par le renouveau de leur industrie qui leur vaut d’être la terre d’élection des relocalisations. Le choix de l’Arizona pour la nouvelle usine d’Apple est exemplaire du dynamisme de l’investissement manufacturier qui dépassera 500 milliards de dollars en 2014.
Mais sous ces signes de renouveau économique pointent le retour de l’isolationnisme et le désengagement stratégique. Le principe du « leading from behind » masque une réticence de plus en plus ouverte à assumer le fardeau du leadership. Le bilan diplomatique de Barack Obama est très décevant et inquiétant pour les alliés des États-Unis. L’Amérique demeure la première puissance militaire avec un budget de défense de 496 milliards de dollars. Mais le retrait d’Irak laisse le champ libre à l’Iran et à al-Qaida, tandis que le refus d’Hamid Karzaï de signer le projet d’accord de sécurité ouvre la voie aux talibans en Afghanistan.
La réaffirmation du pivot vers l’Asie se heurte à la confusion dans la gestion des crises qui décrédibilise les États-Unis et mine la confiance de leurs alliés dans leur garantie de sécurité, y compris dans le Pacifique. Le soutien implicite donné aux révolutions du monde arabo-musulman, notamment en Égypte, débouche sur une explosion de violence, des guerres civiles en Syrie et en Libye au retour en force des militaires au Caire qui ouvre une lutte à mort avec les Frères musulmans. La réouverture du dialogue avec l’Iran met en porte-à-faux l’Arabie saoudite et Israël tandis que la tentative de relancer les négociations israélo-palestiniennes est mort-née.
Surtout, le leadership des États-Unis est mis en défaut par le grand écart entre les mots et les actes. Ils se sont limités à un soutien sans engagement lors de l’intervention de l’Otan en Libye puis de la France au Mali. À leur initiative, les frappes contre le régime syrien ont été annulées in extremis, permettant à Bachar el-Assad de reprendre la main. Enfin Vladimir Poutine a créé la surprise en engageant méthodiquement et en toute impunité la reconstitution de l’empire russe avec l’annexion de la Crimée et la déstabilisation de l’est de l’Ukraine. De la Syrie à l’Ukraine, ce sont trois piliers majeurs de l’ordre international qui ont ainsi été mis à bas : l’interdiction d’emploi des armes chimiques ; la garantie des frontières et le respect des traités en Europe ; le mémorandum de Budapest de 1994 liant dénucléarisation, souveraineté et garantie de sécurité de l’Ukraine. Or ces mêmes questions se trouvent posées en Asie, où la Chine, forte de sa nouvelle puissance, a basculé d’une posture d’émergence pacifique vers un nationalisme débridé et des revendications territoriales pour s’assurer le contrôle de la mer de Chine et de l’accès au Pacifique.
Contrairement à l’Europe, les États-Unis n’ont pas renoncé au leadership et démontrent leur capacité à se réinventer dans la mondialisation. Pour avoir chèrement payé leurs rêves d’hyperpuissance, ils ne doivent pas céder aux illusions de la technologie et d’une diplomatie purement économique. De l’Europe au Pacifique, les ambitions impériales, la volonté de puissance, les gains de territoire et de population, le recours à la force armée n’ont pas déserté l’histoire du XXIe siècle. Et ces risques seront très difficiles à contenir sans un leadership solide des États-Unis.
(Chronique parue dans Le Figaro du 28 avril 2014)