Sur le continent africain, la sclérose de l’économie algérienne est singulière. Réformer un système irréformable est une malédiction.
Cinquante-deux ans après son indépendance, l’Algérie a connu l’élection présidentielle la plus ubuesque de l’histoire. Au terme d’une campagne très tendue, émaillée par des violences graves à Ghardaïa, Béjaïa, Batna, ce scrutin arrangé et fermé a reconduit pour un quatrième mandat Abdelaziz Bouteflika, 77 ans, notoirement incapable de se déplacer et de s’exprimer sans même parler de diriger. Jamais une dictature n’avait poussé aussi loin le cynisme et le mépris de son peuple. L’indifférence de la communauté internationale contraste avec l’importance de l’enjeu que représente le plus grand pays d’Afrique, le 3e exportateur mondial de gaz, l’État clé pour la stabilité de la rive sud de la Méditerranée comme du Sahel.
Au-delà de la reconduction de la momie de Bouteflika, l’élection de 2014 acte le crépuscule tant de la génération de l’indépendance que du bloc formé par l’armée, le FLN et l’UGTA.
L’Algérie est une anomalie explosive au sein du XXIe siècle. La vitalité de la société, notamment d’une jeunesse urbaine, éduquée et connectée, est illustrée par le mouvement Barakat (« ça suffit ») qui s’est mobilisé en faveur du boycott de l’élection. Elle tranche avec les trois malédictions qui accablent l’Algérie : une économie soviétique greffée sur la rente pétrolière ; une corruption endémique ; une dictature militaire.
La sclérose de l’économie algérienne est une exception face au décollage du continent africain. Elle constitue un cas pathologique d’échec du développement en dépit d’immenses richesses, en raison d’un modèle d’économie dirigée et de prédation qui a résisté à toutes les tentatives de réformes. La croissance stagne autour de 3 % par an depuis une décennie ; l’inflation atteint 9 % ; la surévaluation de 40 % du diram détruit la compétitivité et interdit toute production en dehors du gaz (l’industrie ne compte que pour 4 % du PIB et l’agriculture pour 7 %). Le taux de chômage n’a été officiellement ramené à 9,8 % que par la multiplication des emplois subventionnés et des aides à la création d’entreprises fictives.
L’Algérie est un cas d’école de fatalité des matières premières. La production d’hydrocarbures génère 40 % du PIB, 97 % des devises et 70 % des recettes fiscales. Mais cette rente est menacée par la baisse de la production et par la chute des prix de l’énergie provoquée par la révolution des gaz non conventionnels. Par ailleurs, le niveau extravagant de la corruption joint à une législation très protectionniste et à l’absence d’État de droit (l’Algérie est au 153e rang sur 187 pour le climat des affaires selon la Banque mondiale) dissuadent les investissements étrangers, limités à 1,5 milliard de dollars alors qu’ils seraient indispensables pour moderniser l’économie, y compris le secteur des hydrocarbures.
Sous la solidité financière que semblent garantir une dette publique limitée à 14,5 % du PIB et 200 milliards de dollars de réserves de change pointe une banqueroute programmée. Le déficit public s’élève en effet à 18 % du PIB en 2014 en raison d’une fonction publique pléthorique, de 11 milliards de dollars de subventions pour la consommation de carburants, de 50 milliards de dollars de transferts sociaux destinés à éviter la contagion des révolutions arabo-musulmanes. Mais en 2025, la population atteindra 50 millions d’habitants, dont la moitié en âge de travailler, tandis que la production d’hydrocarbures sera pour l’essentiel absorbée par la consommation intérieure et que les réserves de change seront épuisées. D’où un triple déficit massif des finances publiques, de la balance commerciale et des paiements.
La réélection d’Abdelaziz Bouteflika constitue le chant du cygne du régime car elle symbolise son incapacité à se réformer tout en ouvrant des failles béantes au sein du pouvoir avec la lutte entre l’armée et les services secrets. Un semblant de paix civile n’a été rétabli en 1999 que par un accord tacite avec les islamistes qui leur laisse régir la vie quotidienne au détriment des libertés – avec pour symbole la prohibition de fait de l’alcool. En dépit d’un appareil de répression hypertrophié, l’Algérie est le théâtre de plus de 10 000 émeutes chaque année et n’est nullement protégée contre des attaques terroristes majeures, comme l’a montré la tragique prise d’otage d’In Amenas en 2013.
L’Algérie se trouve ainsi confrontée à un dilemme identique à celui de l’Union soviétique dans les années 1980 : les réformateurs ont raison d’affirmer que le système est insoutenable et qu’il doit être réformé ; mais les conservateurs ont raison d’affirmer que le système est irréformable sauf à s’effondrer. L’émergence de l’Algérie passe par la fin de la dictature militaire issue de l’indépendance. Mais elle peut s’effacer au terme d’une transition pacifique ou bien être emportée par une révolution sanglante.
(Chronique parue dans Le Figaro du 21 avril 2014)