L’exil masqué des grandes entreprises est lourd de conséquences pour la France.
La reprise du monde développé s’accompagne du retour des grandes opérations financières : cinq transactions de plus de 10 milliards de dollars ont ainsi été réalisées aux États-Unis depuis le début de l’année 2014. Trois raisons expliquent ces rapprochements. La mondialisation, la montée de la concurrence des géants émergents et les défis de la révolution numérique obligent les entreprises à gagner en taille pour répondre à la demande des classes moyennes du Sud, à dégager les synergies nécessaires à leurs investissements, à se restructurer pour rester compétitives. La stabilisation des perspectives de croissance et des marchés réduit l’incertitude. Enfin, la profitabilité et la trésorerie élevées de nombreux groupes, jointes à l’abondance des liquidités, à la faiblesse des taux d’intérêt et au redémarrage du crédit bancaire, permettent de mobiliser des financements considérables à des conditions très favorables.
La France ne fait pas exception, comme le montrent l’acquisition de SFR par Numericable ou le projet de fusion entre Lafarge et Holcim. Mais ces opérations prennent dans notre pays un tour singulier : elles permettent de délocaliser des activités ou des actifs, voire de déplacer le siège social. Sous couvert de rapprochement entre égaux et de constitution de champions mondiaux, les grandes entreprises françaises ont inventé la fusion-délocalisation, qui leur permet de quitter le pays en douceur sans encourir les foudres du pouvoir politique. C’est ainsi qu’EADS a implanté son siège social aux Pays-Bas tout comme Publicis-Omnicom, tandis qu’Arcelor-Mittal est installé à Londres, Solvay-Rhodia en Belgique, et que le futur Lafarge-Holcim a choisi la Suisse. En bref, ces fusions sont présentées comme des mariages entre égaux. Mais les noces sont systématiquement célébrées hors de France. Et il en va de même pour le choix du domicile conjugal, la naissance et l’éducation des enfants qui s’effectuent à l’étranger…
Les fusions-délocalisations sont conformes à l’intérêt social des entreprises, notamment dans l’industrie, particulièrement exposée à la concurrence des émergents. L’implantation en France n’est pas seulement ruineuse en termes de compétitivité, elle représente un risque majeur. Risque réglementaire et fiscal avec la multiplication des mesures dévastatrices pour les entreprises, dont la dernière en date est le projet de réforme de l’inspection du travail qui entend conférer aux contrôleurs un pouvoir de sanction directe des dirigeants hors de tout contrôle juridictionnel. Risque économique avec l’impossibilité de facto d’effectuer des restructurations. Risque financier avec la contagion inévitable de la dégradation de la dette française qui dépassera 100 % du PIB avant 2017. Risque politique avec l’immixtion incessante de l’État dans la vie des entreprises.
La France se vide rapidement de sa substance économique. Par le bas, avec l’exil massif des jeunes diplômés, des entrepreneurs et des fortunes, avec la multiplication des faillites – en hausse de 4 % par rapport à leur niveau record de 2013 -, avec la délocalisation des fonctions stratégiques (direction générale pour Schneider, salles de marchés pour les banques, centres de recherche pour l’industrie pharmaceutique…). Par le haut avec l’émigration discrète des sièges sociaux à l’occasion de fusions. Et il ne fait aucun doute que ce mouvement va s’accélérer, tant l’implantation en France devient un handicap insoutenable.
Les conséquences de cet exil sont dramatiques. Au plan macroéconomique, les grandes entreprises constituent notre dernier atout majeur dans la mondialisation et tiennent entre leurs mains ce qui reste d’attractivité de la France. Au plan microéconomique, elles fournissent la grande majorité des emplois et des activités à très haute valeur ajoutée ; elles jouent un rôle clé dans la recherche et les exportations, tout en irriguant le tissu des PME et en créant de nombreux emplois indirects. Leur départ est donc indissociable d’une brutale descente en gamme de l’économie française.
L’appareil de production français est aujourd’hui proche de la rupture. Le départ des grandes entreprises lui porterait le coup de grâce en supprimant l’un de ses rares points d’appui. Au moment où chacun prend la mesure de la débâcle économique et sociale qui menace, il est vital d’endiguer la fuite des sièges sociaux et des centres de décision, des capitaux et des talents. Non pas en renforçant l’arsenal des taxes et des règlements, mais en reconstruisant un environnement stable et favorable à l’emploi, à l’investissement et à l’innovation.
Le pacte de responsabilité est notoirement insuffisant, car il donne la priorité à l’emploi non qualifié sur la compétitivité et au soutien de la consommation financée par la dette sur la reconstitution d’une offre performante. L’attractivité du territoire français et le soutien des entreprises, quelle que soit leur taille, doivent être érigés en grande cause nationale. Le maintien des grands groupes dans notre pays est la clé de son redressement comme de sa capacité à tenir son rang. Voilà pourquoi il est impératif de réformer le carcan réglementaire, fiscal et social qui les contraint à un exil masqué.
(Chronique parue dans Le Point du 17 avril 2014)