Pour subsister, les démocraties devront avoir le courage d’innover.
Les démocraties développées émergent difficilement de la plus violente crise depuis la grande déflation des années 30. Les séquelles seront durables : stocks de dettes publiques et privées ; chômage structurel ; populisme ; repli protectionniste et nationaliste. Avec la reprise, la tentation est forte de considérer que la crise est terminée, d’abandonner les réformes pour jouir des dividendes du sursis. Or rien ne serait plus dangereux. Les démocraties devront affronter, outre les ambitions de puissance des nouveaux géants du Sud, quatre défis internes.
- La croissance. La croissance potentielle dépend de l’évolution de la démographie et du progrès technique. Dès lors, selon Larry Summers, candidat malheureux à la direction de la Fed, se profilerait une stagnation séculaire sous la forme d’une hausse de l’activité limitée à 0,2 ou 0,5 % par an du fait de la diminution de la population active et du vieillissement ainsi que du ralentissement du progrès technique lié à l’insuffisance chronique de l’investissement, au surendettement et à la raréfaction des ressources, notamment énergétiques. La lenteur et la fragilité de la reprise s’expliqueraient ainsi par la baisse tendancielle des gains de productivité. Pour Robert Gordon, en effet, toutes les révolutions technologiques ne se valent pas : celle de la vapeur et du chemin de fer permit le décollage; la deuxième fut la plus puissante, ouvrant l’ère de la production et de la consommation de masse avec le moteur à explosion, l’électricité, le pétrole, la chimie, l’eau courante ; la troisième, organisée autour de l’informatique, serait moins vigoureuse et tendrait à divertir les ressources vers des services flatteurs pour l’individu mais peu productifs, tels Facebook ou Twitter.
- L’emploi. L’emploi dans les sociétés développées serait pris en tenailles entre la technologie et la mondialisation. Avec à la clé un double problème de quantité et de qualité du travail. Les nouvelles technologies déstabiliseraient le salariat, écartelé entre le travail très qualifié et fortement rémunéré et le travail faiblement qualifié, précaire et peu rémunéré. L’augmentation des emplois à très haute valeur ajoutée ne compenserait pas la paupérisation des nouveaux prolétaires, qui ne seront plus adaptés au travail avec des machines sophistiquées et dont le seul débouché résiderait dans les services de proximité.
- Les classes moyennes. Les mutations du marché du travail et la dynamique de la mondialisation pourraient entraîner l’euthanasie des classes moyennes des pays développés, laminées par le chômage, la chute de leurs revenus et de leur patrimoine. La jeunesse, les immigrés et leurs descendants seraient particulièrement vulnérables, à l’image de la génération sacrifiée née dans les années 90 et frappée de plein fouet par le choc de la fin de la décennie 2000.
- La réforme des États. Les nations libres seront soumises à la concurrence des puissances du Sud qui conjuguent capitalisme, autocratie et refus de l’État de droit, mais aussi aux dévoiements de la liberté. D’un côté resurgit le spectre de Big Brother avec la surveillance électronique qui menace tant la souveraineté des États que les libertés individuelles. De l’autre pointe la tentation de la démesure et de l’extrémisme avec le basculement de la critique vers un individualisme radical hostile à tout ordre public ou vers le nihilisme qui délégitime les institutions. Ces risques peuvent être conjurés par de puissants antidotes. Des moteurs existent pour soutenir la croissance et l’emploi : l’amélioration du capital humain grâce à l’effort d’éducation ; la montée des classes moyennes du Sud portées par l’urbanisation et l’industrialisation, notamment en Afrique ; la poursuite du rattrapage technologique ; le développement des infrastructures indispensables pour la viabilité des métropoles qui concentreront 60 % des 9,5 milliards d’hommes en 2050 ; le nouvel âge de l’informatique autour de l’économie des données ; les ruptures technologiques dans le domaine de l’énergie, avec la capacité de stocker l’électricité.
Surtout, il ne faut pas se laisser abuser par l’illusoire déterminisme des technologies. L’innovation n’est pas seulement technique mais économique et sociale, via la transformation des modes de production et de travail, et politique, via le changement des formes de gouvernement. D’où la nécessaire réinvention des modèles de croissance qui ne pourront plus générer l’emploi pour tous par la dépense publique, la dette privée et les bulles spéculatives. D’où la priorité qui doit être accordée à l’innovation et à l’éducation. D’où l’importance de la régulation et des contre-pouvoirs pour prévenir la perversion des technologies et éviter notamment la manipulation des données individuelles. D’où une réforme des États, qui doivent protéger les faibles et laisser les forts se faire concurrence. D’où une double revitalisation de la démocratie par la participation des citoyens aux décisions et par la mise en place d’une gouvernance concertée du capitalisme universel et du monde multipolaire. L’avenir de la démocratie n’est pas le monopole des États, mais dépendra avant tout de la vitalité de la société civile. À l’âge de l’histoire universelle comme à Athènes, la maxime de Périclès reste vraie qui veut que « ce sont les citoyens et non les pierres qui constituent le meilleur rempart des cités ».
(Chronique parue dans Le Point du 27 février 2014)