Un siècle après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne se trouve en position de leadership sur le continent européen.
En 2014, le leadership allemand résulte avant tout du déclin de la France, de la tentation du retrait de l’Union qui s’est emparée du Royaume-Uni et du basculement de la posture stratégique des États-Unis de l’Atlantique vers le Pacifique. L’Allemagne n’a plus de volonté hégémonique. Mais son leadership, qui s’affirma longtemps par défaut, est désormais assumé, comme le confirment les déclarations d’Ursula von der Leyen pour qui « l’indifférence n’est plus une option »ou de Frank Walter Steimeier selon lequel « l’Allemagne est trop grande pour se contenter de commenter ».
L’Allemagne est le seul des grands pays développés à avoir surmonté la crise du capitalisme dérégulé puisqu’elle cumule une croissance stable autour de 2 % par an, le plein-emploi avec 41,8 millions de postes de travail et un taux de chômage limité à 5 %, l’équilibre budgétaire, un gigantesque excédent commercial (199 milliards d’euros en 2013), une forte attractivité pour les talents et les investissements étrangers qui ont quadruplé. Ce second miracle économique a érigé l’Allemagne en réassureur de l’euro. C’est elle qui a arrêté la stratégie de sortie de crise de l’euro : réformes des institutions en accord avec Marion Draghi ; priorité donnée au rétablissement de la compétitivité par les réformes structurelles ; coordination de la reflation au nord et de l’ajustement au sud. L’Allemagne a ainsi modifié depuis 2010 son modèle économique pour le mettre au service de la relance de la zone euro, en le rééquilibrant vers la demande intérieure via des hausses de salaires de 3 % par an, une inflation de 1,6 % et l’instauration d’un salaire minimum.
Sur le plan politique et diplomatique, l’Allemagne réunifiée a pris son indépendance tant vis-à-vis de Washington au plan mondial que de Paris au plan européen. Elle a joué un rôle moteur dans la réunification du continent européen, en construisant une grande zone économique qui va de la mer du Nord à l’Oural. L’Europe centrale et orientale fut déterminante dans le redéploiement des grands groupes allemands dans les années 2000, tandis que la Russie, à travers son gaz, est partie intégrante de la transition énergétique qui vise 80 % d’énergie renouvelable à l’horizon de 2050. L’Allemagne s’est tenue à distance de la stratégie néo-conservatrice du changement de régime et des guerres en chaîne qui en ont découlé depuis 2001, refusant d’intervenir voire même de soutenir les interventions en Irak, en Libye, au Mali ou en Centrafrique. À l’inverse, elle a repris à son compte le rôle de médiateur tenu traditionnellement par la diplomatie française qu’elle tente aujourd’hui de mettre en œuvre dans la crise ukrainienne.
Enfin, sur le plan militaire, l’Allemagne dispose désormais d’un budget supérieur à celui de la France -33,3 milliards d’euros contre 31,4 milliards-, sans supporter les charges liées à la force de dissuasion nucléaire. D’ores et déjà, 6 000 soldats allemands sont engagés en permanence dans des opérations extérieures.
Le renouveau du leadership allemand en Europe continentale comporte pour autant de nombreuses limites. Le miracle économique devra compter à long terme avec la diminution et le vieillissement de la population, avec la vulnérabilité des banques, avec le pari à haut risque d’une transition énergétique dont le coût est estimé à 550 milliards d’euros d’ici à 2050 et qui pèse négativement tant sur le pouvoir d’achat des ménages que sur la compétitivité de l’industrie.
Enfin, l’Allemagne est le seul des pays qui comptent dans la mondialisation pour lequel l’effondrement de la France n’est pas seulement un problème français mais aussi un problème national, en raison de l’euro et du socle fourni par le couple franco-allemand à la construction européenne.
Le leadership allemand n’est plus mis au service d’une volonté de puissance mais d’une culture de stabilité économique et politique. Il reste que la relance de l’Europe et son repositionnement dans le XXIe siècle ont pour condition l’alignement de la France et de l’Allemagne et que celui-ci dépend du redressement de la France que les Allemands peuvent encourager mais non pas réaliser à la place des Français. Le général de Gaulle avait son alter ego avec Konrad Adenauer. Angela Merkel porte sa croix avec François Hollande.
Les classes moyennes : Les mutations du marché du travail et la dynamique de la mondialisation pourraient entraîner l’euthanasie des classes moyennes des pays développés, laminées par le chômage, la chute de leurs revenus et de leur patrimoine. La jeunesse, les immigrés et leurs descendants seraient particulièrement vulnérables, à l’image de la génération sacrifiée née dans les années 90 et frappée de plein fouet par le choc de la fin de la décennie 2000.
La réforme des États : Les nations libres seront soumises à la concurrence des puissances du Sud qui conjuguent capitalisme, autocratie et refus de l’État de droit, mais aussi aux dévoiements de la liberté. D’un côté resurgit le spectre de Big Brother avec la surveillance électronique qui menace tant la souveraineté des États que les libertés individuelles. De l’autre pointe la tentation de la démesure et de l’extrémisme avec le basculement de la critique vers un individualisme radical hostile à tout ordre public ou vers le nihilisme qui délégitime les institutions. Ces risques peuvent être conjurés par de puissants antidotes. Des moteurs existent pour soutenir la croissance et l’emploi : l’amélioration du capital humain grâce à l’effort d’éducation ; la montée des classes moyennes du Sud portées par l’urbanisation et l’industrialisation, notamment en Afrique ; la poursuite du rattrapage technologique ; le développement des infrastructures indispensables pour la viabilité des métropoles qui concentreront 60 % des 9,5 milliards d’hommes en 2050 ; le nouvel âge de l’informatique autour de l’économie des données ; les ruptures technologiques dans le domaine de l’énergie, avec la capacité de stocker l’électricité.
Surtout, il ne faut pas se laisser abuser par l’illusoire déterminisme des technologies. L’innovation n’est pas seulement technique mais économique et sociale, via la transformation des modes de production et de travail, et politique, via le changement des formes de gouvernement. D’où la nécessaire réinvention des modèles de croissance qui ne pourront plus générer l’emploi pour tous par la dépense publique, la dette privée et les bulles spéculatives. D’où la priorité qui doit être accordée à l’innovation et à l’éducation. D’où l’importance de la régulation et des contre-pouvoirs pour prévenir la perversion des technologies et éviter notamment la manipulation des données individuelles. D’où une réforme des États, qui doivent protéger les faibles et laisser les forts se faire concurrence. D’où une double revitalisation de la démocratie par la participation des citoyens aux décisions et par la mise en place d’une gouvernance concertée du capitalisme universel et du monde multipolaire. L’avenir de la démocratie n’est pas le monopole des États, mais dépendra avant tout de la vitalité de la société civile. À l’âge de l’histoire universelle comme à Athènes, la maxime de Périclès reste vraie qui veut que « ce sont les citoyens et non les pierres qui constituent le meilleur rempart des cités ».
(Chronique parue dans Le Figaro du 24 février 2014)