Les nouvelles technologies sont dominées par les États-Unis. La France ferait bien de s’y mettre.
La visite de François Hollande dans la Silicon Valley avait pour objectif de réconcilier la France avec les entrepreneurs et les investisseurs, qui l’ont désertée depuis 2012. Elle met également en lumière la nouvelle ère numérique ouverte par la convergence entre l’informatique, les nanosciences et la biologie. L’informatique, après l’âge du calcul et celui des réseaux, entre dans l’ère des données à travers les bouleversements de leur stockage avec le cloud, de leur accès avec l’open data et de leur traitement de masse à très haute vitesse avec le big data.
La révolution numérique affecte tous les aspects de la vie. L’impression 3D réinvente la production, tandis que l’Internet des objets leur permet de communiquer directement. Déjà, les États-Unis expérimentent ces nouveaux modes de fabrication dans un laboratoire créé à Youngstown, dans l’Ohio. L’intégration des services dans les produits rendra définitivement caduque la distinction de l’industrie et des services, à l’exemple de l’automobile, qui sera à la fois pilotée automatiquement et connectée, ou de la construction, dominée par la domotique. Les services publics devront rompre avec le modèle de la massification pour s’adapter aux individus, qu’il s’agisse de l’éducation en ligne ou de la médecine prédictive. Les filières, les structures hiérarchiques et cloisonnées sont rendues obsolètes par les plates-formes ouvertes et collaboratives. L’intelligence artificielle et la robotisation iront de pair avec le travail à haute valeur ajoutée tout en dégageant du temps libre. Le développement de l’économie numérique constitue ainsi le meilleur des antidotes aux prédictions malthusiennes, qui postulent un ralentissement inéluctable de la croissance et des gains de productivité.
Bernanos, dans La France contre les robots, affirmait en 1947 qu' »un monde gagné pour la technique est perdu pour la liberté ». Comme toute révolution technologique, l’ère numérique relève du domaine des moyens et non des fins. Les risques qu’elle recèle sont proportionnels à ses promesses. Ils peuvent être résumés en une formule : big data, big business, big government, Big Brother.
Au plan économique, l’âge numérique peut conduire à une surproduction face à des débouchés insuffisants. Et ce, d’autant que la concentration de la valeur autour du travail très qualifié pourrait détruire les classes moyennes. Par ailleurs, l’économie Internet est aujourd’hui contrôlée par un oligopole américain dit Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon), qui tend à évincer toute concurrence. Google, fort de la maîtrise de 90 % du marché de la recherche en ligne dans les pays développés, cherche ainsi à intégrer acquisition privilégiée des données, propriété de l’infrastructure des réseaux, monopolisation des services. Dans le même temps, Amazon devient éditeur et gestionnaire des données de ses clients.
Au plan politique pointent trois enjeux majeurs. Le premier concerne la sécurité des réseaux et des données face aux menaces d’effacement, de vol, de confiscation et surtout de manipulation. Le deuxième touche au respect de la liberté et de la vie privée, qui disparaît dans un cybermonde où chacun peut être identifié, localisé, informé, conseillé, surveillé à chaque instant. Le dernier a trait à la souveraineté numérique. Souveraineté de l’individu sur ses données, donc sur son identité. Souveraineté des États dans le domaine fiscal, réglementaire et stratégique. La gouvernance d’Internet se réduit pour l’heure à un monopole de fait des États-Unis.
La mondialisation entre dans une nouvelle phase, marquée par la remise en question du clivage entre un Nord déclinant et un Sud triomphant au profit d’une opposition entre les pays capables de rester compétitifs par un mouvement permanent de réformes et les autres. D’un côté, les modèles de développement fondés sur les exportations et les faibles coûts du travail s’épuisent. De l’autre, la révolution numérique joue un rôle clé dans le renouveau des États-Unis, qui jouent à plein des avantages que leur procurent l’esprit d’entreprise, l’attraction des talents et des capitaux, le couplage du civil et du militaire. La Chine investit lourdement pour contester ce leadership, imposant des champions tel Alibaba, Lenovo, Huawei et ZTE. Israël, le Royaume-Uni ou la Suède ont réussi à faire émerger une industrie numérique. La France et l’Europe doivent saisir ce moment décisif pour combler leur retard et définir une stratégie numérique. Ils disposent d’atouts majeurs. Seul manque l’essentiel, c’est-à-dire la volonté, la vision et l’environnement.
Il revient à l’Europe de se doter d’un droit des données personnelles qui fixerait le principe de leur inaliénabilité, d’instituer une obligation de leur stockage sur le territoire de l’Union, de mettre en place une fiscalité numérique, d’assurer la sécurité de ses réseaux de communication. Il revient à la France de rompre avec un État dirigiste pour libérer le capital et l’innovation – par le démembrement de la fiscalité confiscatoire et par la déconstitutionnalisation du principe de précaution. Pour la France et pour l’Europe, la révolution numérique constitue une chance unique de reprendre pied dans le XXIe siècle.
(Chronique parue dans Le Point du 20 février 2014)