Partenaire majeur pour la France et l’Europe, la Russie a toutes les cartes en main pour s’émanciper.
La démesure des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi, dont le coût s’élève à 51 milliards de dollars, symbolise le pouvoir personnel et le culte de la puissance qui sont au cœur de la Russie de Vladimir Poutine. Elle semble confirmer le jugement de Montesquieu, qui écrivait dans De l’esprit des lois : « La Moscovie voudrait descendre de son despotisme et ne le peut pas… Le commerce même contredit ses lois. Le peuple n’est composé que d’esclaves attachés aux terres, et d’autres esclaves qu’on appelle ecclésiastiques ou gentilshommes, parce qu’ils sont les seigneurs de ces esclaves. Il ne reste donc guère personne pour le tiers-état, qui doit former les ouvriers et les marchands. »
Le paradoxe de Vladimir Poutine consiste à avoir lié la restauration de l’État à une politique économique orientée vers les Russes et vers l’émergence d’une classe moyenne. La Russie de Poutine est plus que jamais un aigle à deux têtes. D’un premier côté, la verticale du pouvoir fondée sur l’alliance des structures de force et des oligarques qui contrôlent le secteur des hydrocarbures et des matières premières. Du même côté, l’exacerbation des passions nationales et religieuses avec la fusion de l’État et de l’orthodoxie : elle se traduit par une intransigeance absolue sur la domination de l’espace russe, étendu à la Biélorussie et à l’Ukraine, et par une crainte obsessionnelle du déclassement face aux États-Unis et à la Chine. De l’autre, dans les années 2000, une croissance de 7 % par an tirée par la redistribution de la rente pétrolière, qui a permis une hausse des salaires de 15 % par an ainsi que le retour au versement régulier des pensions de retraite.
Le modèle russe a considérablement évolué dans les années 2000. D’abord, Vladimir Poutine, au moment même où il agissait de plus en plus en tsar avec la manipulation de l’élection présidentielle de 2012, a été déstabilisé par la nouvelle classe moyenne urbaine qu’il a contribué à créer et qui s’est soulevée contre le pouvoir personnel, la corruption et l’absence d’État de droit. Ensuite, la croissance a chuté pour revenir à 1,4 % en 2013 sur fond de blocage de l’investissement et de fuites massives de capitaux (70 milliards de dollars par an). À l’inverse, depuis 2012, la diplomatie russe a engrangé les succès : appui de Bachar al-Assad au nom des risques avérés de prise de contrôle de l’opposition par les djihadistes, puis initiative du compromis sur la destruction des armes chimiques détenues par le régime de Damas ; soutien actif de l’accord de Genève du 24 novembre 2013 entre les États-Unis et l’Iran ; asile accordé à Edward Snowden ; renflouement de l’Ukraine à hauteur de 15 milliards de dollars en contrepartie d’un accord commercial qui garantit l’un des rares débouchés pour les exportations russes. Le tout couronné par la double libération de Mikhaïl Khodorkovski dans le plus pur style de la guerre froide, puis des P
La Russie de 2014 se révèle très différente de son image. L’autocratie et la politique de puissance sont en réalité fragilisées. La démographie reste sinistrée : la population russe va s’effondrer de 140 à 107 millions d’habitants d’ici à 2050, tandis que la Sibérie est majoritairement peuplée de Chinois. L’économie demeure dépendante de la rente des hydrocarbures, qui génère 60 % des recettes budgétaires mais se trouve menacée par le pétrole et les gaz non conventionnels. L’entrée à l’OMC en 2012 est prise à contrepied par les dysfonctionnements du marché et de la justice, la multiplication des mesures protectionnistes, la chute du rouble. La hausse des budgets de la défense et de la police ne parvient pas à restaurer la sécurité et à éradiquer le terrorisme dans le Caucase, comme le rappellent les attentats de Volgograd. Enfin, Vladimir Poutine, brouillé avec Medvedev, est de plus en plus isolé face à la classe moyenne, qui n’a plus peur de manifester, mais aussi au sein de l’appareil d’État ou du groupe des oligarques.
Dans le même temps, la société russe s’émancipe. La Russie compte 66 millions d’internautes et 92 millions de téléphones mobiles ; elle voit apparaître des réseaux sociaux, à l’image de Vkontakte, et développe une industrie des start-up et du capital-risque. La classe moyenne, forte de 90 millions d’habitants, n’entend ni sacrifier ses aspirations à une politique de grandeur ni désarmer pour obtenir la réduction des inégalités, le renforcement de l’État de droit et une lutte active contre la corruption, notamment dans la police. Une nouvelle génération de dirigeants apparaît, nationaliste et religieuse, mais nullement hostile à l’Occident, où elle a souvent été formée.
La Russie reste victime de préjugés, qui l’analysent au seul prisme de son passé soviétique ou des excès du culte de la personnalité de Vladimir Poutine. La France et l’Europe n’ont aucune raison de se montrer complaisantes face à lui ; mais elles doivent avoir une politique russe. À l’image de l’Allemagne, qui mêle la franchise qui lui a permis de jouer un rôle décisif dans la libération de Mikhaïl Khodorkovski et les accords autour du gaz russe, vital pour la transition énergétique.
La Russie est un partenaire majeur pour la France et pour l’Europe. Comme au début du XXe siècle, elle est un grand émergent, fournisseur d’énergie et de matières premières, mais aussi marché pour les biens de consommation et les technologies. D’un point de vue stratégique, elle occupe une position clé pour la stabilisation du continent comme pour la lutte contre le terrorisme, ainsi que le reconnaissent les États-Unis. Voilà pourquoi l’Europe devrait ouvrir des négociations pour la création d’un grand marché de l’Atlantique au Pacifique, qui représente également la solution logique à la crise ukrainienne. Voilà pourquoi la France doit relancer un partenariat avec la Russie qui donnera du poids à ses prises de position sur les droits de l’homme. La France dispose d’excellents atouts pour répondre aux besoins de la Russie en matière d’infrastructures, de modernisation des villes, de protection de l’environnement, de technologies. Le meilleur antidote à l’autocratie demeure le progrès. À terme, la société russe liquidera le poutinisme comme la Russie a liquidé le communisme.
(Chronique parue dans Le Point du 30 janvier 2014)