La politique de Recep Erdogan et la spirale régressive nationaliste et religieuse dans laquelle la Turquie est plongée constitue une menace aussi pour l’Europe.
La dérive autocratique de Recep Erdogan est en passe de ruiner le miracle turc qu’il avait contribué à construire. À partir de son arrivée au pouvoir avec l’AKP en 2003, il a dans un premier temps réussi à démocratiser la vie politique en l’émancipant de la tutelle des militaires et à libéraliser l’économie jusqu’à hisser la Turquie au rang de pays émergent et de modèle pour la modernisation du monde arabo-musulman.
Lord Acton soulignait que « le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument ». L’évolution dictatoriale de Recep Erdogan menace aujourd’hui de casser le développement de son pays et de le faire basculer dans l’instabilité et la violence. Depuis sa réélection en 2008, Recep Erdogan a installé un culte de la personnalité qui va de pair avec une prise contrôle par l’AKP des secteurs clés de l’administration, de l’économie et de la finance. L’armée, soupçonnée de fomenter un coup d’État, a fait l’objet d’une purge politique à travers les procès Ergenekon et Balyoz. Un programme de grands travaux pharaoniques a été lancé dans la perspective du centenaire de la République en 2023 (tunnel ferroviaire du Marmaray sous le Bosphore, troisième pont autoroutier sur le Bosphore, nouvel aéroport d’Istanbul d’un coût de 22 milliards d’euros, percement d’un canal entre la mer de Marmara et la mer Noire…). La diplomatie turque s’est engagée dans une stratégie de puissance régionale indissociable d’un cours de plus en plus nationaliste et favorable à l’islam radical ; elle s’est éloignée de son ancrage occidental pour se rapprocher de l’Iran et de la Syrie tout en cherchant à se faire le héraut de la rue arabe contre les régimes laïcs et surtout contre Israël.
Les paris pris par Recep Erdogan se traduisent par autant d’échecs, précipitant la Turquie dans la crise. Loin d’être la passerelle entre les valeurs de l’Occident et celles de l’islam, entre les savoir-faire de l’Atlantique et les nouveaux géants du Pacifique, elle devient le symbole du trou d’air des pays émergents et des difficultés persistantes du monde musulman à s’adapter à la modernité.
La crise est multiforme. Politique avec la paranoïa autoritaire de Recep Erdogan qui emprunte de plus en plus à Vladimir Poutine, exacerbant les tensions avec la nouvelle classe moyenne ou la communauté alévie, emprisonnant plus de 40 journalistes et persécutant écrivains (Orhan Pamuk, Nedim Gürsel, Pinar Selek) et artistes tel le pianiste et compositeur Fazil Say. Institutionnelle avec le remaniement du gouvernement pour former un « cabinet de guerre », la remise en cause de la séparation entre pouvoir exécutif et judiciaire afin de contrôler les magistrats et de bloquer les investigations sur la corruption des ministres et dirigeants de l’AKP, la révocation de 16 préfets de police et la mise à pied de 350 officiers de police judiciaire. Économique avec le ralentissement de la croissance de 8,8 % en 2011 à 2,2 % en 2012 et autour de 3 % en 2013, sur fond de menace d’éclatement des bulles financières et immobilières. Financière avec l’effondrement de la livre de 7 % et de la Bourse d’Istanbul de 10 % depuis décembre dernier. Sociale avec la montée du chômage, notamment pour les diplômés, et la révolte des classes moyennes face à l’autocratie, à la corruption et à l’emprise renforcée de l’islam sur la vie quotidienne. Internationale avec l’isolement croissant de la Turquie, enfermée dans sa dénonciation d’un chimérique complot occidental, prise en étau par le rapprochement des États-Unis et de l’Iran, acculée à l’impasse par le soutien inconditionnel au président Morsi en Égypte comme par le basculement de l’alliance à l’interventionnisme militaire contre Bachar el-Assad.
De grand émergent de l’Europe, la Turquie se trouve menacée d’en redevenir l’un des hommes malades. Elle se trouve embarquée par Recep Erdogan dans une spirale régressive nationaliste et religieuse.
La stabilisation de la Turquie autour de la démocratisation de sa vie politique, de la vigueur de son développement porté par le marché et l’ouverture de ses frontières, des valeurs d’un islam modéré et ouvert sur la mondialisation, constitue un enjeu décisif pour l’Europe, le Moyen-Orient et le monde musulman. Voilà pourquoi la société civile turque doit se mobiliser pour donner, à l’occasion des élections de 2014, un coup d’arrêt décisif aux ravages du pouvoir personnel exercé par Recep Erdogan. Voilà pourquoi le président Abdullah Gül fait plus que jamais figure d’homme providentiel. Voilà pourquoi, alors que la Turquie demeure un des pôles émergents de l’Europe, l’Europe redevient un partenaire fondamental pour pérenniser le renouveau turc.
(Chronique parue dans Le Figaro du 13 janvier 2014)