En 2050, elles abriteront 65 % de la population mondiale. Elles sont le lieu du vrai pouvoir.
L’histoire des villes est indissociable de la modernité, car elles concentrent les talents, les richesses, les technologies, les centres de décision. Sumer inventa l’écriture, Athènes la démocratie, Rome l’organisation administrative, technique et militaire permettant de contrôler un immense empire. Les villes européennes expérimentèrent le libre gouvernement au Moyen Age, firent émerger la révolution industrielle puis furent le théâtre des révolutions qui marquèrent l’avènement de la société démocratique. L’apparition du capitalisme, ses mutations puis son universalisation furent impulsées par les villes-mondes : Venise, Amsterdam, Londres, New York, aujourd’hui Shanghai, demain Dubaï, Djakarta, Istanbul, São Paulo, Mexico ou Lagos.
Le XXIe siècle est gouverné par la mondialisation. Elle déstabilise les Etats, qui sont privés de leurs moyens d’action par le poids de leur dette (110 % du PIB dans le monde développé), et plus encore par l’émancipation des acteurs économiques et sociaux, qui les contournent. À l’inverse, elle promeut les métropoles.
Les villes concentrent les défis du XXIe siècle. En 2050, elles abriteront 65 % des 9,5 milliards d’hommes qui peupleront la planète. D’ici à 2025, les 600 premières villes gagneront 310 millions d’habitants et généreront 34 000 milliards de dollars de richesses nouvelles pour représenter 60 % du PIB de la planète. Les métropoles, par l’attraction qu’elles exercent sur les entrepreneurs et les cerveaux, servent de berceau à l’économie de la connaissance et aux services à haute valeur ajoutée. Les 100 premières villes des États-Unis rassemblent ainsi 66 % de la population mais comptent 90 % des travailleurs qualifiés et produisent 75 % de la richesse nationale. Au Royaume-Uni, le grand Londres représente plus de 40 % du PIB britannique. En matière d’innovation, ce sont les villes californiennes, directement confrontées aux risques sismiques et à la pollution, qui ont pris le leadership des technologies du développement durable en s’affranchissant du mépris pour l’environnement affiché par l’administration Bush.
Mais les métropoles cumulent aussi les risques. Risques terroristes (attaque au gaz sarin de la secte Aum dans le métro de Tokyo, attentats contre le World Trade Center à New York). Risques sécuritaires (développement de vastes zones de non-droit). Risques environnementaux et climatiques (séismes comme à Tokyo, tsunamis, ouragans, inondations comme à La Nouvelle-Orléans, pollution comme à Pékin ou Harbin). Risques technologiques et industriels avec la vulnérabilité des villes à la rupture ou aux dysfonctionnements des réseaux de transport, d’énergie, de télécommunications qui les innervent. Risques financiers avec l’envol du coût des services publics dans les mégalopoles (transports, éducation, santé, retraites). Risques sociaux liés à la montée des inégalités. Tout comme les entreprises, les villes sont mortelles : quand certaines connaissent un essor foudroyant – Houston ou Raleigh aux États-Unis -, d’autres, telle Detroit, disparaissent.
La mondialisation met en concurrence les nations à travers leurs champions que sont les métropoles. Elles rivalisent avec la puissance des États. Elles se définissent comme des villes franches dotées d’une législation et d’une fiscalité spécifiques. Elles sont connectées et fonctionnent en réseau pour former une sorte de cyberligue hanséatique. Elles sont aussi engagées dans une compétition féroce pour attirer les talents, les universitaires, les capitaux, les sièges sociaux d’entreprises. Pour cela, elles n’hésitent pas à s’afficher à grand renfort de gestes architecturaux spectaculaires et ruineux, d’événements sportifs et culturels – des Jeux olympiques aux foires d’art contemporain, en passant par les musées et les Opéras.
Les métropoles, de plus en plus émancipées des États, sont le nouveau vecteur de la mondialisation.
La métropole doit offrir des infrastructures performantes, des centres de recherche, la présence de grands groupes qui organisent les filières de production, la sécurité des personnes et des biens, la qualité et le style de vie, l’ouverture à la mondialisation. Les centres de décision économique jouent un rôle décisif pour fédérer les talents et les énergies. Or la donne change. Aujourd’hui, les 8 000 groupes dont le chiffre d’affaires dépasse 1 milliard de dollars sont localisés aux trois quarts dans les métropoles des pays développés et pour un tiers dans les 20 premières villes. D’ici à 2025, 7 000 nouvelles entreprises géantes vont apparaître, dont les deux tiers naîtront dans les pays émergents et dont 80 % se répartiront dans 160 villes, épousant les nouvelles frontières du développement. Dans cette course de vitesse entre les métropoles, nombre de villes européennes sont menacées, à l’image d’Athènes, Lisbonne, Vienne ou Barcelone. Paris compte parmi les grands perdants, qui s’apprête à sortir des 10 villes les plus attractives du fait de l’effondrement de la sécurité, de la dégradation des transports, de l’exil massif des talents, des cerveaux et des centres de décision.
Les métropoles, de plus en plus émancipées des Etats, sont le nouveau vecteur de la mondialisation. Elles imaginent les produits et les modes de vie du futur tout en fabriquant la nouvelle classe moyenne, qui constitue la première source de demande mondiale. L’aménagement et le réseau de ces métropoles représentent de formidables marchés. La ville constitue aussi l’une des clés de la survie de la démocratie. Plus les Etats se montrent rigides et incapables de se réformer, plus les villes se font flexibles et adaptables. C’est par le bas, dans les métropoles, que se réinventent aujourd’hui la responsabilité et l’engagement, le travail et l’éducation, les mœurs et le vivre-ensemble. En un mot, la citoyenneté.
(Chronique parue dans Le Point du 31 octobre 2013)