L’intégration européenne est bloquée et l’Union cherche encore sa voie pour entrer de plain-pied dans le XXIe siècle.
À la veille de commémorer le centenaire de la Grande Guerre qui marqua la fin de sa domination sur le monde et le suicide de sa civilisation libérale, l’Europe est menacée de sortir de l’histoire. Elle n’est plus menacée par la démesure des nationalismes et des idéologies totalitaires ou par la menace soviétique, mais par la décroissance démographique et économique jointe à la paralysie politique.
À court terme, l’Europe est loin d’avoir surmonté les chocs des années 2000. La crise reste devant nous. Économique avec une reprise fragile qui demeure à la merci de la remontée des taux d’intérêt. Sociale avec un chômage permanent qui atteint 12 % de la population active et culmine à 26 % en Espagne et 28 % en Grèce. Financière avec la fragmentation de la zone euro et les risques de déstabilisation en chaîne des dettes publiques et des bilans bancaires. Politique avec la révolte des peuples du Sud contre l’austérité et celle des peuples du Nord contre la solidarité qui provoquent un regain nationaliste et l’envolée des populismes.
À long terme, le défi lancé au continent est parfaitement résumé par la formule d’Angela Merkel : « L’Europe représente 7 % de la population mondiale, 20 % de la production et 50 % des dépenses sociales. »Le premier problème est démographique : la grande Europe perdra 50 millions d’habitants d’ici à 2050 ; l’âge médian passera de 41 ans à 48 ans en 2060, date à laquelle 30 % de la population aura plus de 60 ans. Le deuxième problème est économique : la croissance potentielle diminue et ne peut être relevée que par l’innovation dans des pays à population vieillissante et à coûts de production élevés. Le troisième problème est financier : les États-providence, dont les engagements au titre de la retraite et de la santé s’élèvent à 450 % du PIB, ne sont plus soutenables.
Seule une intégration renforcée du continent peut permettre de résoudre ces contradictions. Elle soutiendrait la croissance et créerait des emplois. Elle est la clé de la pérennité de l’euro. Elle donne aux Européens le poids suffisant pour pouvoir négocier sur un pied d’égalité avec les États-continents qui domineront le monde multipolaire du XXIe siècle – seule l’Allemagne figurera en 2030 parmi les dix premières puissances mondiales.
L’intégration se trouve cependant bloquée. Moins par la pression des marchés que par la divergence des opinions publiques et des gouvernements, qui ne s’accordent sur la renationalisation des politiques et le démantèlement progressif de l’acquis communautaire.
Pour autant, il ne faut pas désespérer de l’Europe et conclure à sa disparition inéluctable. D’abord, elle conserve nombre d’atouts majeurs : un capital humain impressionnant ; une épargne abondante ; des pôles d’excellence ; des services publics performants ; un grand marché de 500 millions de consommateurs aux revenus parmi les plus élevés au monde ; un État de droit. La zone euro a réalisé de spectaculaires progrès dans son ajustement depuis 2009, sortant de récession et affichant un excédent de sa balance courante sur fond de déficit public ramené à 2,9 % du PIB et de dette élevée (94 % du PIB) mais nettement inférieure à celle des États-Unis (108 % du PIB) ou du Japon (245 % du PIB). L’Irlande, l’Espagne et le Portugal ont résorbé leurs déséquilibres public et extérieur, ce qui leur permet de se refinancer sur les marchés et de s’affranchir de l’aide internationale, tandis que la Grèce renoue avec la croissance. Les Européens, au sud comme au nord, ont accepté des sacrifices considérables pour maintenir l’euro. Les coûts de sortie de la monnaie unique sont en effet dirimants, représentant 20 % de chute du PIB dans le cas de la France.
L’Europe ne peut plus reposer sur la paix entre ses membres qui est un acquis. Elle doit être refondée autour de la production de stabilité et de sécurité dans un monde dangereux et volatil. Stabilité monétaire et financière avec la révision des traités pour valider les nouvelles institutions de la zone euro (gouvernement économique, BCE prêteur en dernier ressort, solidarité financière contre responsabilité budgétaire) et l’achèvement rapide de l’union bancaire. Stabilité économique avec la relance du grand marché et la négociation d’accords bilatéraux de libre-échange avec les grands pôles mondiaux. Stabilité sociale avec la lutte contre le chômage et la reconfiguration des États-providence pour garantir leur soutenabilité. Stabilité politique avec la rationalisation des institutions communautaires (un président pour la Commission et le Conseil) et le renforcement des contrôles parlementaires au plan de l’Union comme des nations. Stabilité géopolitique avec la protection des citoyens, la sécurité des infrastructures, la surveillance des frontières et la gestion active des crises à la périphérie du continent.
L’Europe ne sera ni une fédération, ni une simple juxtaposition d’États. Elle sera nécessairement diverse avec des cercles successifs : grand marché ; zone euro ; union politique. Son destin n’est pas dissociable de celui des nations qui la composent. L’Union comme ses membres doivent se réinventer pour répondre aux gigantesques mutations du XXIe siècle qui voit le basculement du monde vers l’est et le sud.
(Chronique parue dans Le Figaro du 28 octobre 2013)