La colère des Français contre sa classe politique ne cesse de s’amplifier et revêt différentes formes.
En mai 1358 éclata la grande Jacquerie qui vit les paysans aisés se révolter contre la noblesse. Elle fut écrasée dans le sang, notamment lors du siège de Meaux, et s’acheva avec l’exécution de Guillaume Carle à Clermont-de-l’Oise.
L’insurrection avait été déclenchée par quatre événements : la guerre de Cent Ans et les défaites humiliantes de Crécy (1346) et Poitiers (1356) contre les Anglais ; la montée de l’insécurité dans les campagnes dévastées par les grandes compagnies ; la crise économique, avec l’effondrement des prix agricoles ; enfin l’envol des impôts. Ces mêmes causes provoquèrent de nombreux soulèvements paysans durant l’Ancien Régime sous Richelieu, durant la Fronde puis pendant la guerre des farines qui préfigura la Révolution de 1789.
Dans les années 1950, Pierre Poujade modernisa ce type de mobilisation en se faisant le héraut de la colère des classes moyennes contre l’inflation, les contrôles fiscaux, la défaite en Indochine et la débâcle de l’expédition de Suez, enfin l’impuissance de la IVe République. Aux élections législatives de 1956, son mouvement obtint deux millions de voix et fit élire 52 députés, dont Jean-Marie Le Pen.
La France voit naître en 2013 une nouvelle grande jacquerie. Elle se distingue des mouvements sociaux traditionnels de la Ve République, dominés par le secteur public ou par la jeunesse. Elle mobilise en priorité les classes moyennes, les producteurs et les salariés du secteur privé. Leur révolte emprunte cinq formes :
- La première, politique, est celle du vote en faveur du Front national qui gagne toutes les catégories sociales et tous les territoires. Tout montre que 2014 devrait être placée sous le signe d’une percée de l’extrême droite aux élections municipales et européennes.
- La deuxième, sécuritaire, conduit les citoyens à s’organiser en milices ou en forces d’autodéfense pour répondre à la disparition de l’ordre public. Il n’y a plus de liberté dans un pays où la sûreté des personnes et des biens n’est plus assurée. Ceci est tout particulièrement vrai dans les zones qui jouxtent les ghettos urbains et dans les zones rurales que le retrait et la démobilisation des forces de gendarmerie ont transformées en vide de sécurité.
- La troisième, fiscale, voit l’impôt tuer l’impôt. Le choc fiscal qui a augmenté les prélèvements de 2 % du PIB en 2013 ne produira au mieux que 15 milliards de recettes supplémentaires au lieu des 30 milliards attendus. L’envolée des impôts et des taxes fait basculer des pans entiers de l’activité dans l’économie clandestine comme le montre la chute de 8 % en un semestre des heures déclarées au titre des emplois familiaux ou le recul des autoentrepreneurs. La prochaine étape est la grève de l’impôt et des charges que l’on voit poindre chez les PME et les artisans, confrontés au durcissement des contrôles fiscaux et à un nombre record de faillites.
- La quatrième, économique, résulte de la démobilisation des producteurs et de l’arrêt des financements extérieurs qui enferment l’économie française dans la stagnation et la coupent de la reprise du monde développé. Il en résulte un exil sans précédent des jeunes diplômés – dont 80 % cherchent du travail à l’étranger – , des familles fortunées – plus de 5 000 départs depuis le début de 2013 – , des capitaux, des centres de décision et de recherche.
- La dernière, territoriale, voit la levée en masse de certains territoires laminés par la crise, à l’image de la Bretagne, confrontée à l’effondrement de son modèle de production et aux surcoûts qui ruinent la compétitivité de la filière agroalimentaire, ou, demain, de la Franche-Comté face à la déconfiture de PSA.
Après la dénégation puis l’apathie devant le lent déclin du pays, les Français sont en train de verser dans la colère. Elle réunit toutes les conditions des grandes jacqueries. L’humiliation devant le déclassement de la France, marginalisée par le leadership allemand sur l’Europe et ridiculisée lors de la crise syrienne. L’indignation devant la trahison de la noblesse d’État qui ne travaille qu’au maintien de ses privilèges adossés à la dépense et à la dette publiques. L’interminable crise économique et sociale marquée par l’euthanasie de la production et de l’emploi privés, le chômage permanent et la paupérisation des masses. Le choc fiscal de près de 4 % du PIB depuis 2010, aggravé par l’émancipation des services fiscaux du respect de l’État de droit.
Cette crise nationale prend place sur fond des krachs de la mondialisation et de l’euro qui ne sont nullement derrière nous. Les pays développés ont investi le tiers de leur richesse nationale pour conjurer la double menace de la déflation et de l’extrémisme. Ceux qui ont réalisé des réformes de structure sont en train de s’extirper de ce qui fut le piège fatal des démocraties dans les années 1930. En refusant tout réel effort de compétitivité et de baisse de ses dépenses publiques, la France s’est engagée dans la voie de la déflation par la désintégration de la production, du chômage et de la paupérisation.
Elle se donne toutes les chances pour être la première grande démocratie à mettre les populistes au pouvoir en ce début de XXIe siècle.
Le dernier fil qui tenait encore la nation était la stabilité des institutions et le refus de l’extrémisme. C’est ce fil qui est en passe d’être cassé par l’incapacité de François Hollande à assumer la fonction de chef de l’État et de l’opposition à lui opposer un projet alternatif crédible. Jamais depuis les guerres coloniales, les périls n’ont été aussi grands. Jamais sous la Ve République, théoriquement construite pour affronter les crises, la France ne les a affrontées avec un tel discrédit de la parole politique, gangrenée par le déni, le mensonge et l’incohérence érigés en système.
Devant l’irresponsabilité de la classe politique et la veulerie des élites publiques, on peut comprendre la colère qui monte. Mais il reste de la responsabilité de chaque citoyen de refuser de céder à la tentation de l’extrémisme et de la violence.
Le redressement ne viendra pas des dirigeants, des partis politiques ou de l’État. La résistance se joue dans le cœur des Français, dans leur attachement à la liberté et leur volonté de se mobiliser pour reconstruire leur pays.
(Chronique parue dans Le Figaro du 21 octobre 2013)