Les populismes ne cessent d’avancer, en Europe comme aux États-Unis. Les antidotes existent, et les citoyens font partie de la solution.
Thucydide, décrivant la tragique expédition de Sicile qui entraîna la défaite d’Athènes face à Sparte dans la guerre du Péloponnèse, montre que la démagogie est le pire péril pour la démocratie. Les passions collectives peuvent à tout moment emporter la raison qui fonde le gouvernement des nations libres ; la quête du pouvoir par des leaders sans scrupule peut facilement faire basculer les peuples dans la démesure et l’irresponsabilité.
Quatre circonstances favorisent les démagogues : les grandes transformations historiques qui déstabilisent l’ordre mondial et la hiérarchie des puissances ; les guerres avec leur cortège de destructions matérielles, humaines et morales ; les grandes crises du capitalisme, notamment les chocs déflationnistes qui laminent les classes moyennes ; enfin les phases de déclin des nations ou des continents qui remettent en cause le bien-être et l’identité des citoyens.
Aujourd’hui comme dans les années 1930, toutes ces conditions se trouvent réunies. La mondialisation fait basculer le capitalisme vers le Sud et le monde vers le Pacifique. Les attentats du 11 septembre 2001 ont ouvert une phase de confrontation entre le fondamentalisme islamique et les démocraties, ponctuée par les guerres en chaîne d’Irak et d’Afghanistan puis les chaos libyen et syrien. Les séquelles du choc de 2008 vont s’étendre sur plus d’une décennie, indissociables de croissance faible, de chômage de masse et de surendettement des États développés. Enfin, la disparition du monopole que l’Occident exerçait sur l’histoire du monde et la marginalisation de l’Europe provoquent une grande peur chez les citoyens des démocraties. Elle se fixe tour à tour sur la Chine, sur l’islam, sur l’immigration, sur l’intégration européenne. À cet emballement des pulsions répond l’affaiblissement des institutions de l’État de droit et du leadership.
Aux États-Unis, Barack Obama voit sa présidence paralysée par sa propre indécision et par la vendetta lancée par les élus du Tea Party. Faute d’un accord sur le budget le 30 septembre, un shutdown est intervenu, bloquant les dépenses des services publics et mettant en chômage technique plus de 800000 fonctionnaires. Le 17 octobre, en l’absence d’un vote sur le relèvement du plafond de la dette – fixé à 16700 milliards de dollars – pointe la menace du premier défaut de paiement des États-Unis.
L’arrêt des paiements de l’État fédéral pourrait casser la reprise américaine, qui reste très fragile. Le défaut des États-Unis provoquerait une crise financière et bancaire mondiale pire que la faillite de Lehman Brothers en 2008.
Par ailleurs, les dysfonctionnements chroniques du système politique américain minent leur crédibilité face aux tensions internationales.
De son côté, Silvio Berlusconi a renvoyé l’Italie, dont le crédit avait été redressé par Mario Monti, à son statut d’homme malade de l’Europe. La crise est économique avec l’enfermement dans la récession, sociale avec des revenus qui stagnent depuis 1995, financière (dette de 133% du PIB) et politique. Si le Parlement a finalement voté la confiance à Enrico Letta, ce qui devrait assurer la survie de la coalition jusqu’à fin 2014, il n’existe aucune majorité stable qui permettrait de poursuivre les réformes indispensables au redressement du pays. L’Italie reste à la merci d’un choc sur sa dette souveraine ou sur ses banques qui détiennent plus de 400 milliards d’euros de titres publics. Le retour à la situation de l’été 2001 relancerait immédiatement la crise de la zone euro.
L’Europe entière est sous la pression des populismes. La haine de l’étranger est relayée par la détestation de l’Union. Elle est alimentée par la fatigue envers l’austérité au Sud et la fatigue envers la solidarité au Nord, par la dénonciation de la bureaucratie bruxelloise et de la pseudo hégémonie allemande, par la libre circulation des marchandises et plus encore des hommes.
En Allemagne, le parti anti-euro a été très près d’entrer au Bundestag en réunissant 4,9% des voix lors des élections du 22 septembre.
Le 29 septembre, le FPÖ autrichien a obtenu 21% des suffrages, après le Parti du progrès qui en avait recueilli 16,4% en Norvège, le 2 septembre. L’extrême droite prospère dans des pays aussi différents que la Finlande avec les Vieux Finlandais ou la Grèce avec Aube dorée.
Au Royaume-Uni, l’Ukip menace de devancer les conservateurs.
En France, le Front national bénéficie du vaste espace ouvert par la désintégration de l’économie, l’envolée de l’insécurité, l’insigne faiblesse du leadership de Français Hollande et l’absence d’opposition crédible.
Les crises ne sont nullement derrière nous. Les banques centrales ne peuvent pas tout. C’est la politique qui fait la décision pour le meilleur et pour le pire. Même dans les périodes troublées, il n’y a pas de fatalité au triomphe des démagogues.
Les antidotes existent : la fermeté du leadership ; l’implication des citoyens et de leurs représentants dans les décisions et leur contrôle au niveau des nations comme de l’Union ; la réaffirmation de l’État de droit ; la pédagogie du changement pour enrayer le déclassement économique et social ; la protection des citoyens face à la multiplication des incertitudes. Il faut opposer aux fantasmes et aux pulsions agités par les démagogues, le courage de la vérité et l’élan des réformes. Ce ne sont pas les surenchères populistes mais la mobilisation des citoyens et l’appel à leur responsabilité qui constituent le vrai rempart de la liberté en temps de crise.
(Chronique parue dans Le Figaro du 07 octobre 2013)