Le Parti fait le choix des réformes plutôt que de la rupture. L’enjeu est énorme, y compris pour nous.
L’histoire du début du XXIe est dominée par l’émergence de la Chine, qui déplace le centre de gravité du capitalisme de l’Atlantique vers le Pacifique. Cette formidable mutation a été conduite depuis 1978 par les victimes de la révolution culturelle, à l’origine sous l’autorité de Deng Xiaoping, afin de surmonter les ravages du maoïsme et de répondre au défi lancé par le développement des dragons asiatiques.
La cinquième génération de dirigeants de la République populaire affronte une situation à haut risque. Elle doit réorienter le modèle économique sans casser la croissance, en donnant la priorité à la demande intérieure, à la remontée de la chaîne de la valeur ajoutée compte tenu de la concurrence des nouveaux pays à bas coûts -du Vietnam à l’Éthiopie en passant par le Bangladesh ou le Cambodge-, à la protection de l’environnement. Elle doit accompagner le vieillissement démographique, l’urbanisation (depuis 2011, la population des villes est plus importante que celle des campagnes), l’essor des classes moyennes éduquées, connectées, exaspérées par les inégalités et par la corruption. Elle doit désarmer les inquiétudes croissantes que suscitent son expansion commerciale et financière dans les pays développés, ses ambitions de puissance en Asie ou son néocolonialisme en Afrique.
Pour toutes ces raisons, le 3e plénum du 18e Comité central du PC, qui a été reporté en novembre, sera décisif. C’est dans cette instance que Deng avait fait approuver les quatre modernisations en 1978, puis le passage à une économie de marché socialiste en 1992. C’est dans cette instance que Xi Jinping et Li Keqiang devraient définir le nouveau modèle chinois.
L’événement, preuve de son importance, a été précédé par le déminage de tout ce qui aurait pu perturber son déroulement. Quatre stabilisations ont été effectuées pour mieux virer. L’économie a été relancée par une détente du crédit et des allégements fiscaux, avec pour résultats une progression annuelle de 10,4 % de la production manufacturière et 154 milliards de dollars d’excédent commercial de janvier à août 2013 : la Chine a rassuré en montrant qu’elle n’était pas contaminée par la crise des émergents. La condamnation de Bo Xilai à la prison à vie le 22 septembre a adressé un triple message de légitimité du leadership de Xi Jinping, de refus de tout retour vers le maoïsme et de fermeté dans la lutte contre la corruption. Simultanément, la mainmise du Parti a été réaffirmée par une vague de répression contre les sites Internet, les médias sociaux et les militants des droits civiques, notamment Wang Gongquan, qui joue un rôle clé dans le Mouvement des nouveaux citoyens. Enfin, la rencontre de Rancho Mirage, en juin, a normalisé les relations avec les États-Unis et établi une relation de confiance entre Ji Jinping et Barack Obama. Xi Jinping et Li Keqiang ont placé le renforcement du marché et l’ouverture des frontières au coeur des réformes, notamment lors du Forum économique mondial, qui s’est tenu à Dalian le 11 septembre. Cinq objectifs ont été fixés. Le basculement du modèle de croissance tiré par l’investissement public et le crédit bancaire vers la demande intérieure et l’innovation. La diversification et l’amélioration de la compétitivité par le renforcement de la concurrence et le démantèlement des entreprises d’État. L’assainissement de la dette accumulée par les collectivités locales (3 000 milliards de dollars, selon la Banque mondiale) et de la bulle des dettes privées, qui atteignent 190 % du PIB, ce qui implique de restructurer le secteur bancaire officiel et le secteur bancaire clandestin. La réduction des inégalités sociales et régionales, grâce à la mise en place d’une protection sociale et à l’investissement éducatif. L’ouverture financière, la convertibilité et l’internationalisation du yuan.
Le dilemme de la nouvelle direction est ardu. La Chine ne peut poursuivre son développement et échapper au piège des pays à revenus intermédiaires qu’en faisant le choix du droit, du marché et de l’ouverture des frontières. Cela est indissociable de la remise en question du rôle de l’État dans l’économie, mais ne doit pas conduire à une perte du contrôle du pays par le Parti communiste, qui se confond avec l’État.
La solution passe dès lors, comme cela fut le cas depuis 1978, par un processus de changement plutôt qu’une rupture, par des expérimentations plutôt qu’un plan stratégique, par la flexibilité en fonction des circonstances plutôt qu’un calendrier rigide. Il n’y aura pas de big bang associant réforme fiscale, désendettement des collectivités et des banques, restructuration des entreprises d’État, réforme agraire et abandon de la politique de l’enfant unique. Mais la transition va être engagée sur deux fronts. Au plan national, la mise en garde sur les dangers du surendettement se traduira par le soutien de l’État aux collectivités en échange d’un contrôle budgétaire pour le futur, la libéralisation progressive des taux d’intérêt, la concurrence entre les banques et la réduction des prêts aux entreprises d’État. La libéralisation financière aura pour pendant la stabilisation des nouvelles classes moyennes par une urbanisation plus respectueuse des individus, la construction d’une protection sociale et la lutte contre la corruption. Au plan régional, Shanghai, dont la zone franche a été lancée le 27 septembre, va devenir le fer de lance et le laboratoire des réformes, à l’instar du Guangdong au début des années 80. Avec trois objectifs : tester une libéralisation accélérée dans 18 secteurs des services ; devenir le vecteur de l’internationalisation du yuan ; concurrencer Hongkong et Singapour avec la création d’une place financière offshore.
La nouvelle direction chinoise a fait le choix des réformes. Elle dispose d’une stratégie -le marché à l’intérieur et l’insertion dans la mondialisation à l’extérieur- et d’une méthode – la dissociation progressive entre le domaine de l’État, d’un côté, l’économie et la société, de l’autre. La transition vers une croissance moins intensive mais plus qualitative et équilibrée est parfaitement possible, même si elle doit conjurer les risques propres à l’extension du marché et à l’ouverture du compte de capital. De sa réussite dépend la pérennité des Trente Glorieuses de la Chine, mais aussi de la reprise mondiale.
(Chronique parue dans Le Point du 03 octobre 2013)