Dans « Le capital au XXIe siècle », l’économiste réinvente la lutte des classes. Mais les chiffres qu’il avance contredisent sa théorie ! Démonstration.
Karl Marx, dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, souligne que « tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois : la première fois comme tragédie ; la seconde fois comme farce ». Il peut en aller de même des livres d’économie.
Le capital, qui constitue le cœur de l’œuvre de Marx, est une extraordinaire tentative d’économie totale qui prétend intégrer le développement historique et l’avenir avec la perspective de la révolution et de la société sans classe.
Thomas Piketty a choisi de se placer sous l’ombre portée de ce géant, en plaçant l’accumulation illimitée du capital au centre de sa réflexion. Il revendique une économie politique globale ouverte sur les sciences sociales, notamment sur l’histoire et la démographie, n’hésitant pas à intégrer des références – au demeurant passionnantes – à la littérature et au cinéma. Il entend se faire le théoricien d’une nouvelle lutte des classes à l’échelle de la planète qui opposerait hautes rémunérations et détenteurs de patrimoine aux nouveaux prolétaires. Et ce tout en restant un marxiste honteux qui s’abrite derrière son appartenance à la génération de la chute du mur de Berlin pour s’exonérer à bon compte de toute filiation avec les expériences totalitaires, banalisées en « dramatiques improvisations »(p. 29). Il s’affiche surtout en grand prêtre de la religion de l’impôt progressif jusqu’à la confiscation, dont François Hollande s’est fait le zélote.
Chez Piketty comme chez Marx, les démonstrations du savant sont souvent éclipsées par les passions de l’idéologue. Et l’interprétation de l’impressionnant arsenal statistique est biaisée par des postulats contestables.
Selon Piketty, trois lois gouverneraient le capitalisme et donc notre histoire. Première loi, d’inspiration plus malthusienne que marxiste : le XXIe siècle serait condamné à une croissance faible en raison du ralentissement de la démographie et de l’innovation. Rien ne permet aujourd’hui de valider cette prédiction, dès lors qu’existent des moteurs potentiels pour un développement intensif avec la progression de la population mondiale, la dynamique de la mondialisation, les nouvelles classes moyennes du Sud, le basculement vers une économie de la connaissance. Deuxième loi du capitalisme : les revenus du capital sont égaux à son stock multiplié par son rendement. Comme le souligne l’auteur, il s’agit d’une pure tautologie. Le caractère incontestable de cette vérité de La Palice ne justifie pas qu’on l’érige en loi de l’histoire. Troisième loi dérivée du principe marxiste de l’accumulation infinie : le rendement du capital est durablement plus élevé que la croissance, ce qui implique une diminution inéluctable de la rémunération du travail. Mais l’augmentation tendancielle du taux de profit ne se vérifie pas davantage que sa baisse tendancielle. L’hypothèse de la constance du rendement du capital depuis le XIXe siècle est fausse, car elle ne prend en compte ni la fiscalité ni le coût du risque. Mêmes biaisées, les données rassemblées par Thomas Piketty confirment que le rendement du capital se situe depuis 2000 à son plus bas historique en France et au Royaume-Uni (graphiques 6.3 et 6.4, p. 318).
La fragilité des postulats retentit sur les conclusions, dont le caractère déprimant est heureusement contrebalancé par leur fausseté.
D’abord, les inégalités n’auraient été efficacement combattues que par les guerres mondiales du XXe siècle, notamment par le jeu du rajeunissement du patrimoine. C’est faire peu de cas du rôle primordial qui revint aux métamorphoses et aux réformes du capitalisme, de la formalisation du lien salarial à la mise en place des États-providence en passant par le fordisme, ainsi qu’au progrès social impulsé par la démocratie.
Ensuite, les inégalités seraient irrésistiblement en hausse, condamnant le XXIe siècle à ressembler au XIXe siècle. Là encore, les faits contredisent ces affirmations. Si le capital privé retrouve fort heureusement en Europe son niveau du début du XXe siècle après les terribles destructions des guerres mondiales, il n’en va nullement de même des inégalités. Notamment en France, où elles restent très réduites. Contrairement aux États-Unis, où le 1 % le plus riche a pu disposer jusqu’à 24 % des revenus et encore 20 % actuellement (graphique 8.8, p. 472) – ce qui a effectivement été l’un des déséquilibres responsables de la grande déflation par la dette de 2008 -, cette part oscille autour de 8 % en France depuis 1970 (graphique 9.3, p. 503). Pour ce qui est du patrimoine privé, le centième supérieur en possède 20 % en France depuis 1970, contre plus de 60 % au début du siècle (graphique 10.1, p. 542). La structure des revenus et des patrimoines en Europe tend plutôt à converger ; elle diverge en revanche de celle des États-Unis des années 2000. S’il est bien vrai que la croissance ne réduit pas mécaniquement les inégalités comme le soutenait Kuznets, il est tout aussi faux de soutenir qu’elle les augmente inéluctablement.
La guerre au capital lancée par Thomas Piketty souffre de plusieurs vices qui font que la copie pâlit de sa comparaison avec l’original de Marx. La conception des inégalités reste très traditionnelle, limitée aux revenus et aux patrimoines. Elle ignore la question clé des inégalités entre générations et de la lutte des âges, mise en lumière par la sociologie contemporaine. Le tropisme français et occidental, justifié par la disponibilité des sources, conduit à sous-estimer le fait majeur du XXIe siècle : le décollage des pays émergents. Il a donné naissance à une nouvelle classe moyenne et réduit d’un tiers les inégalités entre pays du Nord et du Sud depuis 1990.
Surtout, Thomas Piketty néglige les deux dimensions qui font le génie de Marx. Ses séries statistiques sont aussi longues que son analyse du capitalisme est courte, car elle fait l’impasse sur ses mutations structurelles depuis le XIXe siècle qui portent tant sur son champ géographique que sur sa régulation. Comment, par ailleurs, assumer l’ambition d’une économie globale en ne prenant à aucun moment en compte la question de la production qui se trouve au coeur des réflexions de Marx ? Le capital, dans une économie de marché, n’a pas pour fonction première de fabriquer des riches, mais de financer l’investissement qui incorpore le progrès des technologies et des connaissances. L’économie, même planifiée, ne se réduit pas à une pompe étatique qui prélève et qui redistribue. Plus qu’à réprimer le capital qui fait l’objet d’une compétition mondiale entre les nations et les continents, la priorité consiste à trouver les voies les plus efficaces pour le mettre au service de la réindustrialisation des pays développés, de la révolution technologique et du désendettement.
Refusant d’être cantonné à un statut de théoricien, Thomas Piketty consacre la dernière partie de son ouvrage à la construction d’un État social pour le XXIe siècle, dont le socle est un impôt très progressif sur les revenus (avec un taux marginal de 80 %), sur le capital et sur les successions. Il en appelle notamment à créer un impôt mondial sur le capital que l’Europe devrait préfigurer. Les propositions en faveur d’une fiscalité confiscatoire sur les revenus et le capital pèchent par anachronisme (les États-Unis de Roosevelt connaissaient un taux marginal d’imposition sur le revenu de 80 %, mais ne connaissaient ni la TVA, ni la CSG, ni l’ISF) comme par la méconnaissance de la structure multipolaire du XXIe siècle, où l’Occident ne peut plus prétendre avoir le monopole de la régulation du capitalisme. Or aucun pays du Sud n’est prêt à adopter les recettes qui fabriquent la stagnation et le chômage au Nord.
Les Pikettonomics ont déjà été invalidées, moins par leur caractère utopique que par les expériences récentes de politique économique. Ce que Thomas Piketty a rêvé, François Hollande l’a fait avec son choc fiscal fondé sur une progressivité extrême de l’impôt sur le revenu et sur une fiscalité du capital confiscatoire. Le résultat est connu : une récession qui ouvre sur une longue stagnation ; le chômage de masse et la paupérisation des Français avec une chute du pouvoir d’achat de 1 % par an ; la déstabilisation des classes moyennes et leur basculement vers l’extrême droite.
Il est bien vrai que trop de capital tue le capital, avec la formation, puis l’éclatement des bulles spéculatives. Mais l’euthanasie du capital, qui prétend construire un improbable capitalisme sans capitalistes, tue la croissance et l’emploi. L’ironie de l’histoire veut que Thomas Piketty, le pape de l’impôt, publie son catéchisme au moment où son disciple François Hollande tente d’opérer une piteuse retraite autour de la pause fiscale, compte tenu des ravages que sa politique a provoqués sur l’économie et la démocratie françaises. Le second paie le prix fort pour avoir réalisé tardivement que « beaucoup, c’est trop ». Le premier reste fidèle à son mantra qui veut que « trop, ce ne sera jamais assez ».
(Chronique parue dans Le Point du 26 septembre 2013)