La plus grande démocratie du monde souffre de plusieurs maux et rentre dans une zone de turbulences.
L’Inde échappa à la crise asiatique de la fin des années 1990 grâce aux réformes libérales lancées après qu’en 1991 une crise aiguë de surendettement public (75 % du PIB) et des paiements courants l’eurent contrainte à gager ses réserves d’or auprès de la Banque d’Angleterre et à recourir à un prêt d’urgence du FMI. Vingt-deux ans plus tard, elle se retrouve dans une situation comparable qui l’érige en symbole de la crise des pays émergents.
L’Inde subit cinq chocs. La chute de la croissance de 9,3 % en 2011 à 4,4 % en 2013, qui rompt avec la progression moyenne de l’activité de 7,7 % par an au cours des années 2000. La hausse du prix des hydrocarbures liée aux tensions géopolitiques au Moyen-Orient. La fuite des capitaux, qui a provoqué l’effondrement de 30 % de la roupie et de la Bourse de Bombay tout en alimentant une inflation supérieure à 10 % par an. Le double déficit des comptes publics (8 % du PIB) et de la balance des paiements (5 % du PIB), qui gonfle la dette de l’État (72 % du PIB) et la dette extérieure (18 % du PIB). Le chômage de masse qui, loin du taux officiel de 3 %, touche 20 % de la population active.
La crise indienne ne relève pas d’un trou d’air conjoncturel mais d’un blocage du modèle de développement. L’annonce du changement de stratégie monétaire de la FED, le 22 mai dernier, l’a accélérée en lançant une grande rotation des capitaux qui quittent les émergents pour rejoindre les pays développés. Mais la panique financière qui touche l’Inde tranche avec la résistance dont fait preuve la Chine, qui affiche une croissance de 7,4 % et des excédents commerciaux de 154 milliards de dollars depuis janvier 2013. Les causes profondes du krach ne résident pas dans la politique monétaire américaine mais dans l’incapacité de l’Inde à pérenniser son décollage en résolvant ses problèmes structurels.
De nombreux blocages existent. Le marché du travail se révèle incapable d’absorber 12 millions d’actifs supplémentaires par an : 53 % de la main-d’œuvre continue à être employée dans l’agriculture contre 35 % en Chine, ce qui contribue à expliquer la faiblesse des gains de productivité (3 % par an). Les infrastructures sont tragiquement défaillantes : la moitié des 560 projets majeurs connaissent des retards ou des interruptions, ce qui se traduit par l’engorgement des transports ainsi que de fréquentes coupures d’eau et d’électricité. L’investissement productif stagne, variant entre 22 % et 33 % du PIB (dont seulement 12 % affectés à l’équipement des entreprise) contre plus de 40 % en Chine. L’immobilier représente un handicap majeur pour la compétitivité en raison de la pénurie de terrains et de l’explosion des prix. L’éducation et la santé sont notoirement déficientes.
Pour rester la plus grande démocratie du monde, l’Inde souffre enfin d’une gouvernance déplorable, qui cumule la paralysie des institutions faute de majorité parlementaire stable, l’improductivité du vaste secteur public et une corruption endémique qui mine l’autorité de l’État. Contrairement au Brésil ou au Mexique, la lutte contre la pauvreté passe non par des aides directes aux familles mais par des subventions aux carburants ou à l’alimentation – à l’image de la récente institution d’un droit à l’alimentation qui prévoit la distribution de riz et de blé à 800 millions de personnes pour un coût de 17 milliards d’euros par an. Or ces fonds sont détournés à hauteur de 60 % de leur montant.
L’Inde se trouve donc à un tournant. Soit elle refuse de faire évoluer son modèle, et son décollage avorte ; avec pour conséquence la paupérisation du pays le plus peuplé du monde à l’horizon de 2050 et une dangereuse divergence avec la Chine, dont le revenu par habitant atteint en parité de pouvoir d’achat 8 300 dollars par tête contre 3 600 en Inde. Soit elle met à profit le sursis que lui offrent ses réserves de change pour renouer avec l’esprit des réformes des années 1990. En donnant la priorité à l’investissement productif et à la diffusion du progrès technique, notamment dans les campagnes ; en engageant un programme de déréglementation, de renforcement de la concurrence, de libéralisation du marché du travail et de privatisation des entreprises publiques ; en relançant l’ouverture des frontières et en renforçant la protection des investissements étrangers ; en redéployant les subventions vers les aides directes aux plus pauvres ; en luttant contre la corruption et les violences faites aux minorités, aux castes inférieures ou aux femmes.
La nomination à la tête de la Banque centrale d’Inde de Raghuram Rajan, professeur de finances à l’Université de Chicago, constitue un signal favorable aux réformes. Dès son entrée en fonction, il s’est engagé à moderniser le secteur financier et à garantir les investisseurs non résidents contre le risque de change.
La crise indienne ne met pas fin au cycle de croissance des pays émergents. Elle établit une ligne de partage entre les pays qui se réforment et les autres. Elle pointe les facteurs de risque qui s’appliquent au monde émergent comme au monde développé : le déficit des paiements courants qui résulte d’une compétitivité insuffisante ; le surendettement public et extérieur ; le gonflement de bulles de crédit bancaire ; la montée des inégalités ; les faiblesses de l’État de droit.
À cette aune, le Brésil, la Turquie et l’Afrique du Sud entrent comme l’Inde dans une zone de turbulences durables.
(Chronique parue dans Le Figaro du 16 septembre 2013)