Le modèle turc doit faire face à la dérive autocratique d’Erdogan.
Depuis le déclenchement des révolutions du monde arabo-musulman en 2011, la Turquie fait figure de pôle de stabilité politique et de développement au sein d’un Moyen-Orient dévasté par les guerres et les conflits religieux, la décomposition des États, la stagnation économique et les tensions sociales liées en particulier au chômage des jeunes. Sous la houlette de l’AKP et de son leader, Recep Erdogan, la Turquie s’est démocratisée depuis 2002 en émancipant le système politique de la tutelle de l’armée. Elle s’est affirmée comme la puissance émergente de l’Europe grâce à une stratégie d’assainissement financier et de libéralisation qui a généré un taux de croissance de 5 % par an et l’a portée au 17e rang des économies mondiales. Enfin, une négociation a été engagée via Abdullah Ocalan, leader emprisonné du PKK, avec la minorité kurde qui laissait envisager un accord de paix.
Or, depuis la fin de mai, partie de la place Taksim, une vague de révolte parcourt les villes de Turquie, dont le bilan compte déjà plusieurs morts et des milliers de blessés. Et, comme en 2011, ce printemps ottoman a éclaté à la surprise générale en dépit de la multiplication des signaux d’alerte.
Le miracle économique turc connaît un relatif essoufflement avec une croissance revenue de 8,8 % en 2011 à 2,2 % en 2012, sur fond de chômage chronique (9,2 % de la population active), d’aggravation du déficit courant et de chute de la livre. Au-delà du ralentissement d’une activité en surchauffe pointent les déséquilibres d’une économie de bulle, fondée sur l’explosion du crédit bancaire et l’afflux de capitaux spéculatifs très volatils qui mettent le pays à la merci d’une crise majeure de balance des paiements.
La guerre civile syrienne, qui a poussé 400 000 réfugiés en Turquie, a porté le coup de grâce à la diplomatie de Recep Erdogan fondée sur la séduction de la rue arabe par l’opposition à Israël ainsi que sur le rapprochement avec l’Iran, la Libye et la Syrie au prix d’une prise de distance avec les États-Unis et l’Europe. Le compagnonnage de route avec Bachar el-Assad s’est transformé en quasi-confrontation, avivant la crainte de la population et de la communauté des affaires de se voir entraînées dans la sanglante guerre civile syrienne en voie d’internationalisation.
Surtout, la modernisation de l’économie et de la société turques s’oppose de plus en plus frontalement à la dérive autocratique, au conservatisme religieux et à la police des mœurs de Recep Erdogan. Le heurt est particulièrement brutal avec la nouvelle génération de la Turquie émergente, à savoir la jeunesse urbaine, éduquée, ouverte sur le monde et mobilisée par les réseaux sociaux, qui n’a pas connu la dictature militaire mais qui se soulève contre un pouvoir sûr de lui-même, dominateur et méprisant.
Depuis sa troisième élection en 2011, le dirigeant turc le plus emblématique depuis Mustafa Kemal a cédé à la démesure. La mise au pas de l’armée s’est prolongée par la mise sous tutelle de la justice et des médias. La personnalisation extrême du pouvoir est allée de pair avec la suppression de tous les contre-pouvoirs. Un plan pharaonique de développement des infrastructures de 400 milliards de dollars a été lancé (troisième pont sur le Bosphore et troisième aéroport pour Istanbul, percement d’un canal vers la mer Noire parallèle au Bosphore, TGV…), tandis que se multiplient les projets de centres commerciaux portés par des proches de l’AKP, au mépris de l’environnement et de la qualité de la vie des 16 millions d’habitants de l’agglomération d’Istanbul.
Le déni de la crise comme le goût d’Erdogan pour la confrontation et la radicalisation peuvent transformer la révolte en révolution, alors même que la Turquie, par ses élections libres et son décollage économique, se trouve dans une situation très différente des autocraties renversées par le printemps arabe ou de la théocratie iranienne. Le régime de Téhéran est en effet miné par la détestation qu’il inspire à la population et le blocage de l’économie sous l’effet des sanctions internationales ; il ne se survit que par la terreur qu’impose son gigantesque appareil répressif.
La Turquie constitue l’une des rares digues face au chaos et à la contagion de la violence qui menace le Moyen-Orient, où l’activisme de la Chine et de la Russie contraste avec le désengagement de l’Occident – notamment des États-Unis, épuisés par leurs guerres en chaîne et rendus plus autonomes par la restauration progressive de leur indépendance énergétique. Et le dénouement de la crise ne peut venir que de l’intérieur.
La consolidation de la démocratie et du développement de la Turquie n’est pas incompatible avec l’islam, mais elle l’est avec la dérive autocratique d’Erdogan. En engageant les forces armées pour reconquérir la place Taksim, le Premier ministre met en péril le modèle turc, qui pourrait s’achever comme la tentative de modernisation de l’Iran par le chah en 1979. Pour pérenniser le miracle turc, il lui faudrait renouer le dialogue avec la société civile. En consacrant la fin de son mandat à négocier et non à imposer une Constitution dotée de véritables contre-pouvoirs, pour succéder à celle de 1982, placée sous le signe du coup d’État militaire. Il lui faudrait, dans la perspective des élections décisives de 2014, accepter une transmission ou du moins un partage du pouvoir avec le président Abdullah Gül.
(Chronique parue dans Le Point du 13 juin 2013)