Les destins croisés de la France et de l’Allemagne doivent se retrouver pour mener une vraie politique européenne.
Rien n’illustre mieux la complexité de la relation franco-allemande que la remarquable exposition que le Louvre consacre à la peinture allemande depuis la fin du XVIIIe siècle* – exposition qui sonne comme un magnifique point d’orgue au mandat exceptionnel d’Henri Loyrette à la tête du musée. Trois moments structurent ces cent cinquante ans d’histoire de l’art allemand. Le premier est dominé par la quête d’une identité nationale introuvable à travers le classicisme antiquisant ou la relecture des idéaux du Moyen Âge et de la Renaissance. Le deuxième, placé sous le signe du nationalisme triomphant après la victoire prussienne de 1870, exalte les valeurs germaniques à travers la nature et les mythes fondateurs du génie national. Au même moment, la peinture en France, forte d’une nation construite autour de l’État, forte de la ville-monde qu’est alors Paris, explore toutes les facettes de la modernité et des avant-gardes. Les guerres mondiales du XXe siècle conduites au nom des idéologies vont rapprocher les visions des artistes, hantés par la spirale de violence et de déshumanisation dans laquelle l’ascension des conflits aux extrêmes et les totalitarismes emportent l’Europe.
L’histoire des deux nations ne cesse ainsi de s’entrecroiser. La Révolution de 1789 divisa l’héritage des Lumières, provoquant un mélange de fascination et d’inquiétude devant la destruction de l’ordre fondé sur Dieu et la tradition chez Kant et Hegel. La victoire écrasante de Napoléon à Iéna en 1806 donna naissance au mouvement pour l’unité nationale allemande, théorisé par Fichte au plan politique et par Clausewitz au plan stratégique. Le désastre de Sedan en 1870 acta la naissance de l’Allemagne bismarckienne par le fer et par le sang tout en armant l’obsession française de la revanche qui guida la constitution de l’empire colonial – antidote à l’avance démographique (67 millions contre 41 en 1913 contre 38 millions de part et d’autre du Rhin en 1860), industrielle et technologique conquise par l’Allemagne. Puis vint la guerre de Trente Ans, qui provoqua le suicide de l’Europe et laissa les deux pays exsangues en 1945, à l’issue de leur lutte à mort.
Le génie du général de Gaulle et de Konrad Adenauer consista à transcender cette histoire par une vision qui, au-delà des avatars du traité de l’Élysée, renversait l’ordre politique en faisant de la réconciliation franco-allemande la clé de voûte des deux nations et, partant, celle de l’Europe. Ces fondations, qui ont permis la construction européenne et contribué à sa résistance efficace face au totalitarisme soviétique, ont été ébranlées par une succession de chocs à partir de la fin des années 1980. Le premier fut la réunification allemande, que la diplomatie de François Mitterrand tenta vainement de ralentir, puis les conflits autour de la remise en cause des frontières de 1945, notamment lors de l’éclatement de la Yougoslavie. Le deuxième fut le passage à l’euro, qui fit diverger les deux économies, Jacques Chirac amplifiant le déclin français avec la sanctuarisation de la croissance à crédit tandis que Gerhard Schröder rétablissait la compétitivité de l’industrie et du territoire allemands avec les réformes de l’agenda 2010. Le troisième découle du divorce politique provoqué par la dénonciation par François Hollande de la pseudo-volonté hégémonique de l’Allemagne sur l’Europe et l’euro, qui sert de bouc émissaire à l’effondrement de la France et à son incapacité à se réformer.
Aujourd’hui s’additionnent trois lignes de fracture. Au plan des valeurs, avec le primat de la politique contre la morale, la gestion de crise contre la culture de la stabilité, l’étatisme contre le droit, la centralisation contre le fédéralisme, l’anticapitalisme contre la protection du succès de Deutschland AG, la religion de la confrontation contre la recherche du compromis. Au plan économique avec le découplage entre la débâcle française – cumulant récession, désindustrialisation (- 16 % depuis 2008), chômage de masse, double déficit de la balance commerciale (- 75 milliards d’euros) et des comptes publics (4 % du PIB en 2013) – et le nouveau miracle allemand – fort d’une croissance stable, de 42 millions d’emplois, de 160 milliards d’euros d’excédent commercial.
L’implosion du couple franco-allemand est dramatique pour la France qui court à la faillite, pour l’Allemagne que son leadership par défaut – sans l’expérience pour l’exercer – expose à une vague de germanophobie, pour la monnaie unique que Berlin ne peut réassurer seul. D’où l’obsession allemande face au déclin français, non dans l’espoir d’en tirer parti mais dans la compréhension du danger mortel qu’il représente pour l’euro et l’Europe.
Il est plus que temps de dépasser les désaccords entre les deux pays pour retrouver une ambition historique qui ne peut être que l’union politique indispensable non seulement à la survie de l’euro mais à la sortie de crise de l’Europe et à sa résistance face à la poussée des populismes.
La France doit revenir à la raison économique. L’Allemagne doit prendre en compte la dynamique propre de la politique. La France et l’Allemagne doivent se redécouvrir une passion commune pour l’Europe.
* « De l’Allemagne. De Friedrich à Beckmann ». Exposition au Musée du Louvre du 28 mars au 24 juin 2013. Catalogue sous la direction de Sébastien Allard et Danièle Cohn, Hazan/Louvre Éditions, Paris, 2013.
(Chronique parue dans Le Figaro du 15 avril 2013)