Loin de protéger Chypre, l’euro a précipité sa faillite à cause du défaut grec qui a ruiné les banques de l’île.
Rien n’illustre mieux la légèreté qui a présidé à l’élargissement de la zone euro que les propos par lesquels Jean-Claude Trichet, alors président de la BCE, salua le 18 janvier 2008 l’entrée de Chypre dans la monnaie unique : « Pour une petite économie ouverte comme Chypre, l’adoption de l’euro procure la meilleure des protections contre la crise financière internationale. »
Petite, l’économie chypriote l’est assurément, qui ne représente, avec 18 milliards d’euros, que 0,2 % du PIB de la zone euro pour une population de 800 000 habitants sur 333 millions. Ouverte également, mais au prix d’un modèle économique insoutenable fondé sur un système bancaire dont les bilans atteignent 120 milliards d’euros et les dépôts 70 milliards d’euros. Plus de la moitié appartiennent à des non-résidents – Russes à hauteur de 25 milliards d’euros -, attirés par l’absence de contrôle et de transparence, par des rendements garantis faramineux de 7 % et par un impôt sur les sociétés limité à 10 %.
Loin de protéger Chypre, l’euro a précipité sa faillite en raison du défaut grec qui a ruiné les banques de l’île, la contraignant à demander une aide européenne de 17 milliards d’euros. D’où le plan de sauvetage du 16 mars, élaboré par les instances européennes et par le FMI. Force est de constater que les clowns ne sont pas l’apanage des partis populistes et qu’ils fréquentent également Bruxelles et le FMI, tant ce plan s’est révélé absurde. Du point de vue financier, il préservait partiellement les dépôts des non-résidents pour faire peser l’essentiel de l’effort sur les contribuables européens. D’un point de vue juridique, il niait l’État de droit européen en violant la garantie des dépôts jusqu’à 100 000 euros. D’un point de vue économique, il créait un risque systémique de bank run et de fuite des capitaux hors de la zone euro. D’un point de vue politique, il a réussi le prodige de délégitimer l’Eurogroupe à la suite du vote de rejet émis par le Parlement chypriote, d’exacerber la germanophobie et de provoquer une crise entre l’Europe et la Russie.
Avec Chypre, la zone euro a failli commettre la troisième faute majeure dans la gestion de la crise du capitalisme mondialisé et de l’euro. La première fut la décision de Henry Paulson de pousser Lehman Brothers à la faillite le 15 septembre 2008 : elle coûta la bagatelle de 5 000 milliards de dollars pour renflouer le système bancaire mondial. La deuxième intervint lors du sommet franco-allemand de Deauville, le 18 octobre 2010, qui acta la participation des créanciers privés à la restructuration de la dette grecque. Avec pour conséquence le plan de sauvetage le plus coûteux et le plus inefficace de l’histoire du capitalisme ainsi que la déstabilisation des dettes publiques de l’Europe du Sud qui a placé l’Espagne et l’Italie au bord du chaos. La dernière consistait à remettre en cause la protection des dépôts et des déposants, principe cardinal respecté dans toutes les restructurations bancaires depuis 2007, car il fonde la confiance dans les institutions financières.
Trois issues étaient envisageables. Faute d’accord sur une aide extérieure, l’arrêt des concours exceptionnels de la BCE aurait placé Chypre et ses banques en situation de défaut non ordonné, entraînant la sortie de la zone euro. Ce cataclysme aurait ruiné l’île pour plusieurs décennies tout en provoquant – au-delà d’un coût immédiat de l’ordre d’une trentaine de milliards – un choc de défiance durable sur la monnaie unique. La tentative de Chypre de se placer sous la tutelle russe en lui concédant la gestion de sa place financière et de ses ressources gazières en échange de son renflouement a fort heureusement avorté du fait du refus opposé par Moscou. La seule solution raisonnable consistait donc à réviser le plan d’aide européen.
Les principes à respecter étaient simples :
- Refus de la survie d’un modèle économique fondé sur l’opacité, la dérégulation et le dumping fiscal.
- Respect de l’État de droit européen qui conditionne l’aide à un plan d’ajustement crédible et à la restructuration des banques et qui garantit les dépôts européens inférieurs à 100 000 euros.
- Répartition juste et efficace des pertes et des nouveaux financements entre toutes les parties prenantes. L’accord conclu dans la nuit du 24 au 25 mars corrige de fait les erreurs du précédent plan. La première tranche de l’aide européenne sera versée dès le mois de mai. La spoliation des fonds de retraite, la mise en gage des actifs gaziers potentiels et la taxation des dépôts garantis sont écartées. Un contrôle des changes drastique est instauré…
La zone euro doit tirer les leçons de cette crise. Elle doit se structurer autour d’un secrétariat permanent pour améliorer sa gestion et cesser d’intervenir trop peu et trop tard. Elle doit se doter d’une expertise en matière de restructuration d’État, et d’institutions financières. Au lieu de multiplier les normes et les taxes qui font s’effondrer le crédit sans améliorer la stabilité financière, elle doit accorder la priorité à la recapitalisation et à la restructuration des banques, tout en accélérant l’union bancaire pour contrôler un système dont les engagements représentent 320 % de son PIB, contre 83 % pour les États-Unis.
(Chronique parue dans Le Point du 28 mars 2013)