La dette publique est passée de 28 à 130 milliards de dollars depuis 1998, malgré le pétrole.
Réélu pour un troisième mandat en octobre 2012 avec 55 % des voix, Hugo Chavez est mort le 5 mars 2013. Il laisse orpheline la révolution bolivarienne à qui il assignait pour objectif la construction du socialisme du XXIe siècle. Mais le chavisme est d’abord un clientélisme adossé à la formidable rente pétrolière de l’Arabie saoudite de l’Amérique latine, qui dispose des premières réserves prouvées du monde avec 300 milliards de barils. Une rente accrue par le cycle très favorable des prix du pétrole, passé depuis son accession au pouvoir en 1998 de 10 à plus de 100 dollars le baril.
Chavez a transformé le Venezuela en une mono-industrie pétrolière d’État tournée vers la redistribution. Le pétrole représente 90 % des exportations et plus de la moitié des recettes publiques. Il a permis de prélever 124 milliards de dollars sur la compagnie nationalisée PDSVA pour les affecter aux programmes sociaux et pour constituer un gigantesque secteur public qui emploie 3 millions de personnes – soit 10 % de la population. Dans le même temps, les confiscations de terres, la saisie des terrains côtiers pour une surface équivalente à la Belgique et l’étatisation du secteur pétrolier ont entraîné la liquidation de milliers d’entreprises. D’où la substitution des importations qui représentent 80 % des produits de consommation à la production nationale – en particulier dans le secteur agricole, revenu à 3 % du PIB.
Les programmes sociaux ont réduit la pauvreté de 49 à 27 % de la population et les inégalités. Mais leur bilan reste très mitigé dans les domaines clés de la santé et de l’éducation. Et la distribution de nourriture ou de petit électroménager est allée de pair avec la multiplication des pénuries de produits de consommation courante, d’eau, d’électricité et de logements.
Au total, le Venezuela de Chavez illustre la malédiction des émirats pétroliers. Le pays le plus riche d’Amérique latine s’appauvrit à grande allure. Il affiche une croissance stagnante et une inflation qui a atteint 28 % en 2012, entraînant cinq dévaluations en dix ans (dont la dernière de 46% le 1er mars). Dans le même temps, sa dette publique s’est envolée depuis 1998 de 28 à 130 milliards de dollars, notamment auprès de ses fournisseurs chinois (40 milliards) et russes (15 milliards de dollars de livraisons d’armement).
En politique intérieure, le chavisme a enfermé le Venezuela dans une logique de guerre civile, exacerbant les haines sociales et raciales, empêchant l’émergence d’une classe moyenne et poussant les élites à l’exil. L’État de droit a été dissous par le pouvoir personnel, Chavez ayant passé outre l’échec de son projet de Constitution pour instaurer des communes populaires afin de contrôler la population via les missions sociales et pour créer une milice présidentielle de 110 000 hommes. Libre cours a été laissé à l’insécurité, utilisée comme une arme de dissuasion contre les opposants. Plus de 22 000 meurtres ont été commis en 2012 contre moins de 4 000 en 1998 et Caracas est devenue la ville la plus dangereuse du monde avec 122 homicides pour 100 000 habitants, tandis que l’industrie des enlèvements touche tous les citoyens. En outre, le rétablissement de l’ordre public en Colombie a fait du Venezuela la nouvelle plate-forme du trafic de drogue en Amérique latine.
Dans le domaine international, le chavisme a cherché à donner une seconde vie au castrisme. En mettant ses pétrodollars au service d’une rhétorique anti-impérialiste et antiaméricaine, Chavez s’est constitué un réseau d’Etats clients, achetés à coups de livraisons de pétrole à prix cassé et paiement différé (Cuba, Nicaragua, Équateur, Bolivie, Uruguay) ou de rachats de dettes – à l’image de l’Argentine de Cristina Kirchner. La clé se trouve dans l’alliance avec les frères Castro. Le Venezuela s’est substitué à l’URSS pour assurer environ 20 % du PIB de Cuba, qui acquitte ses dettes par l’envoi d’experts chargés des missions sociales (35 000 médecins et infirmières), du cadastre, du réseau électrique, mais surtout de l’encadrement des services de sécurité et du renseignement. Parallèlement, Chavez a fondé une amicale des dictateurs avec l’Iran d’Ahmadinejad, la Biélorussie de Loukachenko, la Syrie d’el-Assad ou la Libye du défunt Kadhafi.
Hugo Chavez n’est pas seulement canonisé ; il est devenu une religion à lui seul. Fort de la déification de son mentor, son successeur désigné, Nicolas Maduro, sera très vraisemblablement élu. Mais il reste douteux que le chavisme puisse survivre longtemps à son fondateur. D’abord, parce que la gestion calamiteuse de la compagnie d’Etat se traduit par une chute constante de la production de pétrole. Or la politique sociale comme la diplomatie du Venezuela chaviste dépendent totalement de la rente pétrolière. Ensuite, parce que la dynamique de la violence menace de sortir de tout contrôle. Enfin, parce que la révolution bolivarienne se confondait avec la personne de Chavez, qui était à lui seul l’État, l’armée et le parti.
Mario Vargas Llosa, Prix Nobel de littérature en 2010, tirait en ces termes lumineux les leçons de l’aventure de Chavez : « Mais comment faudrait-il encore croire aux caudillos ? Ces clowns horripilants aux mains tachées de sang, gonflés de vanité par la servilité et l’adulation qui les entourent, ne sont-ils pas la cause des pires désastres de l’Amérique latine et du monde ? L’existence d’un caudillo charismatique suppose toujours l’abdication de la volonté, du libre arbitre, de l’esprit créateur et de la rationalité de tout un peuple devant un individu reconnu comme un être supérieur. »
Le stade suprême du socialisme du XXIe siècle comme de celui du XXe siècle reste la baisse de la production et du niveau de vie, le populisme et le nationalisme, le pouvoir personnel et l’annihilation de la liberté. Voilà pourquoi il faut souhaiter pour le Venezuela et pour l’Amérique latine que la révolution bolivarienne finisse embaumée avec la dépouille de Chavez.
(Chronique parue dans Le Point du 14 mars 2013)