L’effondrement de Wall Street le 24 octobre 1929 va mener au deuxième conflit mondial. Aujourd’hui, il semble qu’on en ait tout oublié.
La grande déflation des années 30 demeure la plus grave crise du capitalisme. Elle a mis au chômage plus de 22 millions de personnes dans les pays développés et créé une misère de masse. Elle a contribué à la montée des partis extrémistes dans les démocraties et à l’arrivée au pouvoir du nazisme en Allemagne. Elle a joué un rôle majeur dans la marche vers la Seconde Guerre mondiale.
Contrairement à la longue stagnation de la fin du XIXe siècle qui fut dénouée par la formalisation du rapport salarial, par les innovations de la seconde révolution industrielle et par le décollage des pays neufs, contrairement aux chocs pétroliers des années 70 qui virent le blocage de la régulation keynésienne accoucher de la mondialisation, elle n’a pas trouvé d’issue économique.
Ce n’est qu’à partir de 1945, après la défaite de l’Allemagne nazie et du Japon impérialiste, que furent mis en place le pilotage keynésien de l’économie, les Etats-providence et les institutions de Bretton Woods qui fournirent un cadre stable au mode de production fordiste indissociable de la fabrication et de la consommation de masse.
La crise non résolue des années 30 a tragiquement validé le jugement de John Maynard Keynes, qui affirmait que le système économique peut, notamment lors d’épisodes déflationnistes, se trouver enfermé dans une situation de sous-activité et de chômage permanents. Seule l’activation par l’État de la politique économique est alors susceptible de déclencher la reprise, ce qui échoua dans l’entre-deux-guerres.
La tragédie des années 30 s’est déroulée en cinq actes qui constituèrent autant d’occasions perdues pour casser la spirale de la déflation. Au point de départ de la grande déflation, se trouve le krach de Wall Street qui débuta avec le jeudi noir du 24 octobre 1929. Il fut provoqué par l’explosion de la bulle boursière constituée grâce au laxisme de la politique monétaire et qui, du fait de l’expansion incontrôlée du crédit, s’était étendue aux rachats d’entreprises.
Comme l’a montré Milton Friedman, la première erreur, décisive, revint à la Fed, banque fédérale qui manquait d’expérience, sa création remontant à 1913. Souhaitant corriger la création monétaire exubérante des années 20, la Fed décida un brutal relèvement de ses taux directeurs. Dans le même temps, l’administration Hoover engagea une politique de restauration de l’équilibre budgétaire par des coupes dans les dépenses publiques.
Ces mesures transformèrent le choc déflationniste en dépression, provoquant la faillite de quelque 5 000 banques, l’effondrement de la production industrielle de 47 % entre 1929 et 1932, la chute des prix et du revenu agricole de 52 % au cours de la même période, enfin l’explosion du chômage, qui toucha 25 % de la population active en 1932.
L’internationalisation de la crise commença dès 1930, avec le vote aux Etats-Unis de la loi Smoot-Hawley qui lança la dynamique protectionniste en augmentant de 38 à 52 % les droits de douane sur la quasi-totalité des produits industriels, provoquant des représailles immédiates de l’Italie, de la France, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et même du Royaume-Uni.
Dans le même temps, l’arrêt par les banques américaines de leurs crédits à l’Europe et le rapatriement de leurs avoirs précipita l’internationalisation de la récession, avec pour symbole la faillite du Kredit Anstalt en 1931.
À l’image des États-Unis, la plupart des gouvernements européens réagirent par des mesures déflationnistes et protectionnistes qui amplifièrent la déflation, accélérant la spirale baissière de l’activité et des prix, des revenus et de l’emploi. Ce fut le cas notamment en France – où elles culminèrent avec la stratégie du bloc-or et le gouvernement Laval – et en Allemagne. C’est la déflation conduite par le chancelier Brüning qui mit au chômage 40 % de la population active en cherchant à rétablir le niveau des prix de 1927 et non l’hyperinflation qui favorisa l’accession au pouvoir d’Hitler.
Le Royaume-Uni fit exception, qui, laminé par la décision de Winston Churchill en 1925 de rétablir la parité or de 1914 de la livre sterling qui se trouva surévaluée de 15 %, fut contraint à une dévaluation précoce en septembre 1931. Salutaire pour l’économie britannique, la dévaluation de la livre contribua à l’entrée en crise de l’Europe continentale, et notamment de la France.
La Suède, de même, recourut de manière précoce et efficace à la dévaluation mais aussi à l’intervention publique, finançant par la dette publique la création d’emplois dans les administrations, le soutien des prix agricoles, l’instauration d’un système de retraite et d’indemnisation du chômage.
En 1933, la conférence de Londres constitua une nouvelle occasion perdue en actant le refus de toute stratégie coopérative entre les grandes puissances. La responsabilité du fiasco fut partagée entre la France, figée dans sa défense intransigeante de l’étalon-or, et la volonté de Roosevelt, au lendemain de son élection, de conserver les mains libres pour la conduite du New Deal, ce qui le poussa à claquer la porte, non sans avoir fustigé « les vieux fétiches des banquiers dits internationaux ». Les conséquences de cet échec furent catastrophiques.
Au plan politique, les séquelles furent durables, la division des démocraties ouvrant un large espace dans lequel s’engouffrèrent les totalitarismes. Au plan économique, la dévaluation du dollar en avril 1933 déboucha sur une cascade de dévaluations compétitives et de mesures protectionnistes. La désintégration des échanges et des paiements mondiaux se traduisit par une chute des trois quarts du commerce international et par la constitution de blocs monétaires et économiques.
Le Royaume-Uni avait créé, dès 1931, le bloc-sterling en même temps que le Commonwealth, au sein duquel la conférence d’Ottawa instaura un système de préférence impériale. La dévaluation du dollar déboucha en 1933 sur la constitution d’une zone monétaire des Amériques autour des Etats-Unis. Les régimes totalitaires (URSS stalinienne, Allemagne nazie, Italie mussolinienne, Japon militariste) allièrent autarcie, contrôle rigoureux de l’économie, expansion territoriale, prise de contrôle des matières premières et conquête de marchés.
Pour sa part, la France adopta en 1933 une stratégie opposée à celle des autres grands pays développés en constituant un bloc-or autour du franc, avec l’appui de l’Italie, des Pays-Bas, de la Belgique, de la Pologne et de la Suisse. La surévaluation de ces devises au moment où les dévaluations compétitives se multipliaient fut désastreuse, coupant les pays du bloc-or des timides reprises de 1933 et 1935.
Elle rendit inéluctable l’éclatement de cette tentative d’union monétaire, avec la dévaluation de la lire italienne en 1934, du franc belge en 1935 puis du franc français en 1936. Au total, les performances économiques des pays membres du bloc-or furent les plus médiocres au cours de la décennie, montrant un retard de 28 % en termes de produit national et de 55 % en termes de production industrielle par rapport aux nations ayant fait le choix d’une dévaluation précoce.
La stratégie de reflation demeure symbolisée par le New Deal, engagé en mars 1933 avec l’entrée en fonctions de Franklin Roosevelt. Rompant spectaculairement avec l’orthodoxie, le New Deal reposait sur cinq volets : l’embauche de chômeurs pour les programmes de grands travaux (Tennessee Valley Authority) et la gestion administrée des postes de travail à travers le Public Works Administration et le Works Progress Administration ; l’organisation de l’industrie via la légalisation des ententes et l’implication des syndicats prévue par le National Recovery Act ; le contrôle des prix et de la production agricole ; la création d’un système public de pension de retraite et d’indemnisation du chômage au travers du Social Security Act de 1935 ; enfin la dévaluation du dollar couplée à la baisse des taux d’intérêt, à la suspension des paiements en or et à l’interdiction de la thésaurisation.
Le bilan économique du New Deal reste très mitigé. Le PIB américain demeurait inférieur de 5 % en 1936 à son niveau de 1929, avec un taux de chômage de 17 %. Par ailleurs, une sévère rechute intervint en 1937, marquée par un recul de 27 % de la production industrielle et par une remontée du chômage au-delà de 20 % de la population active. Elle fut provoquée par le revirement de Roosevelt qui, après sa réélection, décida de normaliser sa politique économique en engageant la réduction des déficits publics, ce qui provoqua une nouvelle récession.
L’héritage du New Deal fut en revanche décisif sur le plan politique et intellectuel. Roosevelt parvint à renouer les fils rompus de la nation américaine, à restaurer la confiance dans ses institutions et à juguler les tentations extrémistes. Surtout, la crise des années 30 et le New Deal ont changé la vision du système et de la politique économiques. Le principe du retour automatique à l’équilibre en toutes circonstances fut invalidé, montrant la nécessité de l’intervention publique pour échapper à la spirale de la déflation.
Au total, la reflation ne fut vraiment réalisée que par les programmes de réarmement qui accompagnèrent la marche vers la guerre. Ils furent engagés dès la première moitié des années 30 par l’Allemagne nazie et l’Italie mussolinienne, qui mirent en place les structures d’une économie de guerre sous l’autorité de l’État.
Les démocraties, prenant conscience tardivement – à l’image de la France – des menaces vitales que faisaient peser sur elles les totalitarismes, se lancèrent à leur tour à partir de 1937-1938 dans des programmes d’armement. L’échec d’une sortie économique de la déflation aboutissait ainsi à la guerre. L’incapacité à surmonter la grande déflation des années 30 n’avait rien d’inéluctable. Plusieurs enseignements majeurs en émergent pour la compréhension et la gestion des chocs qui déstabilisent le capitalisme universel du XXIe siècle.
La nature de la crise répond à la théorie de la déflation par la dette élaborée par Irving Fisher en 1933. Elle naît du dégonflement d’une bulle spéculative, au moment où les coûts de financement excèdent la rentabilité réelle des actifs, largement surestimés. Le boom se transforme alors en panique : les banques sont confrontées à la hausse des sinistres, à la chute de leurs marges et de leurs fonds propres et aux demandes de retrait, ce qui conduit à un effondrement du crédit ; la masse monétaire fond, entraînant une chute de l’activité ; les entreprises coupent dans leurs effectifs et leurs investissements, sur fond de multiplication des faillites ; les ménages diminuent leurs dépenses et se désendettent, en même temps que leurs revenus et leurs patrimoines diminuent.
Dans ces circonstances, la politique économique doit poursuivre trois priorités. La première, conformément aux préconisations d’Irving Fisher, consiste à baisser drastiquement les taux d’intérêt ainsi qu’à soutenir et restructurer les banques. La deuxième découle des réflexions de Keynes qui montre que, face à un équilibre de sous-emploi, l’État demeure le seul acteur capable de relancer l’économie par une politique budgétaire de soutien à la consommation et à l’investissement. Enfin, il est vital de prévenir le protectionnisme et l’enchaînement des dévaluations compétitives qui alimentent la récession en détruisant le circuit des échanges et des paiements mondiaux.
La grande déflation a par ailleurs mis en évidence par défaut les principes d’action qui doivent être respectés. Agir vite, car la dynamique de la déflation est très difficile à arrêter une fois lancée. Engager des moyens massifs, car les mesures partielles et progressives échouent à ramener la confiance, voire nourrissent la panique par leur inefficacité. Et il faut mobiliser simultanément tous les leviers d’action. Enfin, la conclusion la plus claire consiste à privilégier les stratégies coopératives, tant le protectionnisme approfondit la dépression, exacerbe les pulsions nationalistes et engendre les tensions internationales.
(Chronique parue dans Marianne du 04 janvier 2013)