Par une étrange fatalité, la gauche française semble condamnée à perdre le pouvoir deux ans après sa conquête en raison de ses échecs économiques.
En 1924, Edouard Herriot conduisit le Cartel des gauches à la victoire en réaction contre la chambre bleue horizon de 1919. Il fut acculé à la démission dès 1925 sous la pression de la crise financière qui cumula inflation, dépréciation du franc et aggravation du déficit budgétaire, plaçant le Trésor à la merci des avances de la banque de France. Herriot n’a pas été victime du mur d’argent mais de son inconséquence, de l’absence de tout programme économique et d’un gouvernement miné par la non-participation des socialistes. Pour preuve, Poincaré dès 1926 stabilisa le franc et relança l’économie, portant la croissance à 5 %.
En 1936, Léon Blum remporta les élections législatives à la tête du Front Populaire. Outre le rejet de la déflation conduite par Pierre Laval, il fut porté par le rassemblement antifasciste né au lendemain du 6 février 1934 et par un programme de reflation qui récusait tant la déflation que la dévaluation. Le mouvement social de mai 1936 déboucha sur les accords Matignon et les lois qui instituèrent la semaine de 40 heures, les congés payés et les conventions collectives. La hausse de plus de 50 % du coût du travail et la pénurie de main d’œuvre qualifiée provoquée par la loi des 40 heures bloquèrent la croissance et coupèrent la France de la reprise mondiale en dépit de la dévaluation de septembre 1936. Dès l’automne, Léon Blum fut contraint de décréter la pause avant de remettre sa démission au président Lebrun en juin 1937. C’est à Paul Reynaud qu’il revint de relancer une production et un revenu national qui, en 1938, restaient inférieurs à leur niveau de 1929, contrairement aux autres puissances industrielles.
François Mitterrand fut élu président de la République en 1981 sur un programme de 110 propositions qui reprenait l’esprit du Programme commun de la gauche en prônant la rupture avec le capitalisme. En pleine récession mondiale fut engagée une relance keynésienne couplée à la nationalisation des grands groupes ainsi qu’à de multiples mesures sociales : semaine de 39 heures, 5ème semaine de congés payés, retraite à 60 ans, hausse de 10 % du Smic et de 20 % du minimum vieillesse. Deux ans plus tard, le déficit budgétaire et commercial (102 milliards de francs en 1982) explosait en même temps que l’inflation et le chômage. Afin d’éviter la sortie du franc du système monétaire européen et l’intervention du FMI, François Mitterrand se résolut au tournant de la rigueur sans l’assumer politiquement. La troisième dévaluation en dix-huit mois fut accompagnée d’un strict contrôle des prix et des changes, du blocage des salaires, d’une baisse des dépenses de 15 milliards de francs.
François Hollande s’inscrit dans cette lignée, dont le quinquennat débute sous le signe d’une faillite annoncée. Comme Edouard Herriot, il a été porté au pouvoir par la seule force du rejet dont faisait l’objet Nicolas Sarkozy. Il n’a préparé ni projet, ni équipes pour affronter une période de grandes crises dont il n’a eu de cesse de nier la réalité. Sous une apparence social-démocrate, il a entrepris de rompre avec l’entreprise pour instaurer une économie collectiviste de marché. Le choc fiscal de 30 milliards d’euros appliqué à une économie en croissance zéro et centré sur des entreprises dont les marges sont au plus bas depuis 1985 enclenche une récession durable. Trois occasions se sont présentées de rééquilibrer la démagogie de la campagne présidentielle pour engager une politique de redressement : l’audit de la Cour des comptes qui recommandait d’effectuer 120 milliards d’euros d’économies en cinq ans dont la moitié au moins par des baisses de dépenses ; la conférence sociale qui aurait pu ouvrir la voie à un accord liant flexibilité du travail et sécurité des travailleurs ; le rapport Gallois qui concluait à la nécessité d’un choc de compétitivité. Toutes ont été ignorées.
La France est aujourd’hui programmée pour télescoper le mur de la dette. En 2013, la France sera, avec plus de 200 milliards de besoin de financement, le premier emprunteur mondial en euro. Elle cumulera la récession, l’envolée du chômage, l’aggravation du déficit commercial avec la prise en tenailles entre la compétitivité qualité de l’Europe du nord et l’amélioration de la compétitivité prix de l’Europe du sud où les exportations françaises sont en recul de 5 %, l’incapacité à tenir l’objectif d’un déficit public de 3 % du PIB, l’absence de réformes structurelles. D’où le caractère inévitable d’une crise financière indissociable d’une crise politique et sociale au plan intérieur et d’une nouvelle déstabilisation de la zone euro au plan européen. Le tournant de la compétitivité s’effectuera alors sous la contrainte croisée des marchés, du FMI et d’une Allemagne qui, contrairement à 1983 et 1992, fera payer chèrement son soutien.
Au fond des échecs politiques de la gauche française, on trouve toujours des fautes majeures de politique économique qui sont par la suite érigées en conquêtes sociales. Le contraste est total avec les partis sociaux-démocrates européens qui ont construit leur succès politiques durables sur le réformisme et leur capacité à allier efficacité économique, justice sociale et soutenabilité des finances publiques. À l’inverse, la gauche française reste prisonnière de son rapport faussé à l’entreprise, à l’économie de marché et au capitalisme. Il renvoie au primat du radicalisme révolutionnaire et à la marginalisation de la gauche libérale par les gauches jacobine et collectiviste. Le Mur d’argent est un mythe. L’incapacité de la gauche française à élaborer une stratégie économique crédible reste, au XXIe siècle comme au XXe, une triste réalité.
(Chronique parue dans Le Point du 08 novembre 2012)