Pédagogie des réformes, insertion des entreprises dans la mondialisation… L’Allemagne offre moins un modèle qu’un état d’esprit.
Naguère critiquée pour se comporter en Chine de l’Europe, exportant la déflation et exacerbant la divergence des économies européennes via la modération de ses coûts salariaux, l’Allemagne est aujourd’hui érigée en modèle. Elle enregistre des performances impressionnantes au moment où la reprise patine aux États-Unis, prisonniers du surendettement et du chômage de longue durée, comme en Europe et au Japon, englués dans la déflation. Aux côtés des pays émergents, l’Allemagne est le seul des grands pays développés à avoir surmonté la crise de la mondialisation. Elle affiche en 2010 une croissance supérieure à 3 %, un déficit public largement inférieur à 5 % du PIB et un taux de chômage limité à 7,6 %.
Loin de résulter d’un simple effet de rattrapage après la brutale récession de 2009 (4,9 % du PIB), le nouveau miracle allemand est durable. Du fait de l’importance de ses exportations, qui rivalisent avec celles de la Chine, l’économie allemande a été touchée de plein fouet par le choc déflationniste de 2008 et l’effondrement du commerce mondial (- 12 %). Elle a cependant réussi à l’absorber en limitant les pertes d’emplois et son déficit public (3,3 % du PIB en 2009). Elle est ainsi la seule puissance occidentale à aborder en position de force la décennie 2010. Le modèle de l’économie sociale de marché triomphe, reconfiguré par les réformes de l’Agenda 2010 à partir de choix originaux : l’industrie contre les bulles financières ; le redéploiement de l’appareil de production en direction des pays émergents d’Europe et d’Asie contre le nationalisme économique ; la qualification de la main-d’œuvre et la maîtrise des coûts du travail contre la distribution de pouvoir d’achat fictif ; la cogestion contre les excès du capitalisme financier ; la maîtrise des finances publiques contre l’inflation et le surendettement. Ses seuls points faibles demeurent une démographie sinistrée (1,34 enfant par femme) et le délabrement du système bancaire.
L’Allemagne a ainsi reconstitué son leadership économique et monétaire en Europe. Elle s’affirme comme le moteur de la croissance du continent. Elle diffuse la reprise auprès de ses partenaires industriels. Elle impose sans partage ses conceptions budgétaires et monétaires rigoristes au sein de l’Union et de la zone euro : surveillance renforcée des finances publiques et sanctions en cas de dérives ; austérité pour les pays surendettés ; conditionnalité stricte pour les aides aux États en difficulté ; contrôle accru des candidatures à l’entrée dans l’euro ; refus de tout gouvernement économique européen comme d’un principe de solidarité financière, pourtant indispensables au fonctionnement d’une zone monétaire optimale.
La réussite allemande fascine et inquiète la France, qui, comme dans les moments critiques de son histoire depuis le XIXe siècle, veut y voir un modèle. Il ne fait pas de doute que la France est menacée de déclassement en Europe comme dans le monde. Le contraste est éclatant entre Berlin et Paris, dont les ambitions sont démesurées par rapport à des moyens d’action minés par le déclin économique et social. Accablée par les trois fléaux d’un secteur public tentaculaire et improductif qui accapare 56 % du PIB, par l’extinction progressive d’une production marchande sous-compétitive, par un chômage endémique depuis les chocs pétroliers, la France se tourne aujourd’hui vers l’Allemagne, comme hier vers l’Europe, pour justifier des réformes qu’elle ne parvient pas à réaliser. Sous l’objectif de la relance du couple franco-allemand et de l’ébauche d’un gouvernement économique européen, la convergence fiscale et sociale voulue par Paris masque l’incapacité à définir une stratégie crédible de sortie de crise et la crainte d’une prochaine dégradation de la notation financière en raison du refus d’assumer la rigueur.
Si les réformes allemandes ne peuvent être dupliquées car les politiques de modernisation ne peuvent être imposées de l’extérieur, la France peut s’inspirer de leur principe et de leur méthode. Il ne fait aucun doute que le redressement français passe par la conversion d’un développement axé sur la consommation, alimentée par des transferts sociaux financés par la dette. D’où une priorité absolue à la reconstitution d’une offre compétitive et à la baisse drastique des dépenses publiques. D’où l’utilité d’une convergence vers les niveaux allemands de dépenses et de prélèvements publics – à savoir 48 et 39,5 % du PIB -, de la suppression conjointe de l’ISF et du bouclier fiscal, de l’introduction d’une règle d’équilibre budgétaire dans la Constitution. Toutefois, la France doit imaginer une stratégie propre qui corresponde à sa démographie, à ses structures diversifiées, à un système de relations sociales centralisé, à des mentalités façonnées par l’État. L’Allemagne offre donc moins un modèle qu’un état d’esprit : pédagogie des réformes et mobilisation des citoyens ; recherche patiente d’un consensus entre les forces politiques et sociales ; poursuite d’une stratégie de long terme ; priorité à l’insertion des entreprises dans la mondialisation et refus du protectionnisme ; primat de l’intérêt général sur les corporatismes.
(Chronique parue dans Le Point du 02 septembre 2010)