Etre conflits et bouleversements politiques, le séisme financier a brutalement accéléré la mutation des équilibres planétaires. Bilan.
L’année 2008 restera associée à la plus grave crise du capitalisme depuis la grande déflation des années 30, le 15 septembre 2008 marquant la fin de la mondialisation triomphante comme le «jeudi noir » d’octobre 1929 enterra l’Etat minimal du XIXe siècle. Mais l’économie n’a pas le monopole des ruptures. Dans l’ordre politique et stratégique également, 2008 s’est révélée comme une année décisive, des Etats-Unis, où l’élection de Barack Obama clôt le cycle du néoconservatisme, à l’Asie, où les attentats de Bombay furent ressentis comme un 11 Septembre indien, en passant par la Russie, dont le regain impérialiste prend un tour de plus en plus agressif en Géorgie, en Ukraine mais aussi à Kaliningrad, ou par la répression chinoise au Tibet. Année de toutes les crises, 2008 en présente la double face : l’écroulement d’un monde ancien, mais aussi les prémisses d’un monde nouveau ; la montée des risques économiques, sociaux et politiques liés à la mondialisation, mais aussi des innovations majeures qui entretiennent l’espoir d’une stabilisation du système multipolaire du XXIe siècle.
Le choc que subit le capitalisme mondialisé est sans précédent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La simultanéité de l’effondrement du crédit, du krach immobilier et d’une chute des marchés financiers a provoqué une déflation par la dette d’une ampleur inconnue. Avec pour traits spécifiques la mondialisation qui a propagé de manière universelle et instantanée la faillite de Lehman Brothers plus lourde erreur de politique économique depuis la hausse des taux d’intérêts de la FED en 1929 , et la titrisation, support de la spéculation débridée sur le crédit. L’année 2008 a ainsi vu l’explosion de la crise financière et sa diffusion à l’économie réelle. Avec des effets d’une violence inouïe : quelque 35 000 milliards de richesses détruites dans le monde depuis l’été 2007. Pour les banques occidentales, plus de 700 milliards de dollars de dépréciation qui ne couvrent qu’une moitié de leurs pertes, évaluées entre 1 300 et 1 500 milliards. Du côté des Etats, la faillite de l’Islande, confrontée à une dette en devises de ses banques atteignant sept fois le produit national, et une crise des paiements aiguë de pays tels que la Turquie, le Pakistan ou la Thaïlande imposant l’intervention du FMI. Une croissance mondiale en chute libre, ramenée de 5,5 à 2 % par an sous l’effet du basculement du monde développé dans la récession et du brutal ralentissement des pays émergents. Une envolée du chômage aux Etats-Unis (de 5 % à 6,7 % depuis janvier) mais aussi en Europe (9 %) et en Chine.
Par son caractère universel et sa profondeur, la crise n’a rien à voir avec les chocs ponctuels ou régionaux qui affectèrent les marchés boursiers en 1987, 1997 ou 2001 ou bien l’Asie en 1997. C’est la structure de la mondialisation qui a explosé, fondée sur la coexistence de pays s’endettant pour consommer et importer, tels les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou l’Espagne, et de nations épargnant pour investir et exporter, à l’image de la Chine, de l’Allemagne ou du Japon. Ce ne sont pas seulement les banques et les assurances mais des industries stratégiques telles que l’automobile qui sont confrontées à la perspective de la faillite et doivent réinventer dans l’urgence leur modèle économique. Ce ne sont pas seulement les pays développés, mais aussi les pays émergents qui doivent repenser les conditions de leur développement, tandis que les nations les moins développées sont frappées de plein fouet, entraînant une augmentation des populations souffrant de la faim (963 millions de personnes, soit 17 % des humains selon la FAO).
L’année 2008 marque donc la fin d’un cycle économique, avec le blocage de la norme du capitalisme dérégulé issu des réformes engagées à partir des années 80, amplifiées par l’ouverture des frontières, l’universalisation du capitalisme provoquée par la chute du mur de Berlin, la révolution technologique et l’innovation financière. Et 2009 sera tout entière dominée par la diffusion du choc aux pays émergents et aux services, la généralisation de la récession dans les pays développés et la remontée du chômage vers les niveaux de la fin des années 70, les évolutions positives se limitant à la chute de l’inflation et des hydrocarbures d’une part, et la réévaluation du dollar d’autre part. D’où des risques élevés d’instabilité sociale, dont les émeutes en Grèce ou en Chine offrent la préfiguration, de recours aux dévaluations compétitives inaugurées dès 2008 par la Chine et le Royaume-Uni, mais aussi de tensions internationales alimentées par le contre-choc pétrolier et par l’exacerbation des sentiments nationalistes.
Sur le plan géopolitique également, 2008 a vu en effet éclater les risques de la configuration mondialisée du XXIe siècle, la crise économique agissant comme un révélateur qui creuse les lignes de faille divisant la planète et souligne la vulnérabilité des nations et des continents les plus faibles.
L’évolution la plus spectaculaire concerne le raidissement agressif des empires chinois et russe, qui ont mis à profit la déliquescence de l’administration Bush et l’absence de leadership aux Etats-Unis. La Chine a montré le double visage qui la caractérisera au cours de la première moitié du XXIe siècle : remarquablement organisée et performante lors des Jeux olympiques qui demeureront comme le symbole de sa réintégration au premier rang des puissances et prête à s’ouvrir à l’aide internationale lors du terrible séisme qui la frappa ; mais aussi totalement intransigeante sur la nature d’un régime dans lequel l’hypertrophie de l’appareil de répression va de pair avec l’absence de liberté politique, et sur un nationalisme exacerbé qui se cristallise autour du Tibet et du Xinjiang.
C’est cependant en Russie que le renouveau des passions impériales a pris le cours le plus inquiétant avec une attitude ouvertement hostile à l’Europe et à l’Occident. Après les guerres du Caucase et la montée des tensions autour du statut du Kosovo, l’impérialisme russe s’est déchaîné avec l’intervention en Géorgie, l’entretien du chaos en Ukraine, la menace d’installation de missiles à Kaliningrad, l’expropriation des compagnies pétrolières internationales avec BP pour symbole.
En Chine comme en Russie, les risques d’instabilité seront démultipliés par la fin des miracles économiques fondés sur l’hypercroissance, tirée par les exportations pour la première, par l’ascension du prix des hydrocarbures pour la seconde. Avec une vulnérabilité particulière de la Russie, dont la politique de puissance est, à terme, condamnée par l’effondrement de sa démographie (100 millions d’habitants à l’horizon 2050) et par sa dépendance technologique vis-à-vis de l’Occident. Dans tous les cas de figure, les démocraties seront fortement contestées dans les prochaines années par les empires, la Chine construisant méthodiquement les instruments de sa puissance, la Russie cherchant à maximiser son pouvoir de nuisance.
Si les empires ont brutalement resurgi au premier plan de l’histoire, les menaces asymétriques liées à la triade du terrorisme, des Etats effondrés et de la prolifération des armes de destruction massive conservent toute leur actualité. Avec, pour épicentre, le triangle formé par le Pakistan, l’Afghanistan et l’Iran. L’Asie, des attentats d’Islamabad et de Bombay à la crise thaïlandaise en passant par le retour en force des talibans en Afghanistan, confirme qu’elle sera le cœur des crises et des conflits du XXIe siècle. Le symbole en est le Pakistan, nation impossible dont le semblant d’unité s’appuie sur les deux piliers de l’armée et du djihad, dont l’armature est fournie par l’alliance entre les services secrets de l’ISI et le fondamentalisme islamique, dont l’Etat effondré et corrompu afferme jusqu’à l’arme nucléaire aux clans qui se disputent son contrôle. Il fait ainsi peser une menace permanente sur son environnement, à commencer par l’Inde, dont le rattrapage est compromis par la désorganisation et la corruption de ses administrations, expliquant l’état déplorable de ses infrastructures, des systèmes de santé et d’éducation, de la sécurité publique. La crise thaïlandaise, sur fond de séquelles de la crise asiatique et de guerre civile larvée entre le roi et les milieux d’affaires, illustre également les périls majeurs pour la démocratie et la liberté qui naissent de la décomposition et de la corruption des pouvoirs publics.
L’Etat demeure le meilleur antidote au terrorisme et à la violence. Sa disparition alimente des risques qui s’étendent rapidement pour devenir régionaux ou mondiaux. Ainsi du Pakistan avec l’islamisme radical ; de la Somalie avec la piraterie ; du Congo, enfermé depuis des décennies dans le cycle des guerres civiles ; du Zimbabwe qui, otage du fléau Mugabe, descend aux enfers avec une inflation officielle de 231 millions pour cent, la généralisation de la famine, du sida et du choléra, le blocage de toute activité privée et publique, la généralisation de la violence et de la prévarication qui ne laissent d’autre choix à ses habitants que l’exil. Ces tragédies ne sont pas des cas exceptionnels ou isolés, à mettre au seul compte de la mégalomanie d’une poignée de dirigeants. Cette dynamique de la décomposition de l’Etat et de l’accroissement de la violence pourrait demain emporter des pays comme l’Afrique du Sud ou le Nigeria, l’Indonésie ou le Venezuela.
Face à la crise économique et à la montée des risques géopolitiques d’une mondialisation désormais dominée par les forces de chaos et de désintégration, force est de constater que les démocraties sont placées sur la défensive. L’éclatement de la bulle spéculative sur le crédit précipite le dégonflement de la bulle politique du néoconservatisme américain, qui laisse les Etats-Unis en faillite, sur le plan économique et financier mais aussi sur le plan stratégique, avec l’enlisement en Irak et en Afghanistan, et, sur le plan diplomatique, avec la dégradation de l’image de l’Amérique dans le monde. En 2008, les Etats-Unis sont ainsi entrés dans l’univers de la puissance relative, qui tranche avec la suprématie absolue qui fut la leur depuis le début du XXe siècle. Et l’Occident se découvre en passe de perdre le monopole qu’il détenait sur l’histoire mondiale depuis le XVIe siècle.
En même temps, l’écheveau des crises provoque l’émergence de formes politiques neuves qui peuvent constituer des progrès décisifs pour stabiliser l’âge d’une histoire devenue universelle. Au plan économique, tout d’abord, jamais un choc n’amena une réponse des pouvoirs publics aussi rapide, pertinente et coordonnée. Après une année d’attentisme, l’effondrement du crédit provoqué par la dramatique faillite de Lehman a provoqué une prise de conscience et une mobilisation mondiales autour des trois priorités mises en évidence par la déflation des années 30 : sauvetage des banques ; soutien de l’activité et de l’emploi pour casser la spirale de la déflation ; recherche de solutions coordonnées fondées sur le refus du protectionnisme. En quelques jours ont été mobilisés 1 800 milliards de dollars aux Etats-Unis et 1 900 milliards d’euros en Europe pour recapitaliser les banques, garantir leur bilan et les dépôts des épargnants ; dans le même temps, les principales banques centrales y compris en Chine s’engageaient dans une baisse des taux d’intérêt ; enfin, le dangereux principe de la comptabilisation en valeur de marché était modifié avec effet au 1er juillet 2008 pour enrayer la spirale des dépréciations et des cessions forcées d’actifs. Des plans de relance géants ont été décidés aux Etats-Unis (800 milliards de dollars, soit 6 % du PIB par Barack Obama), en Chine (600 milliards de dollars affectés à la stimulation de la consommation), et en Europe (à hauteur de 200 milliards d’euros).
Au plan mondial, le G8 a été élargi en G20 : il rassemble ainsi les dirigeants des nations participant à 85 % de l’activité mondiale, qui ont condamné le protectionnisme et pris position en faveur d’une réforme du FMI et du Forum de stabilité. Au plan européen, un gouvernement économique de l’Union s’est dessiné le 12 octobre 2008, sous la forme de l’Eurogroupe, élargi au Royaume-Uni, pour définir un cadre commun de sauvetage des banques et réfléchir à une relance budgétaire coordonnée. Ainsi, au-delà des mesures d’urgence, émergent les institutions qui pourraient, si elles devaient être confortées, fournir une stabilité juridique et financière à la mondialisation, tout en conservant un potentiel de croissance et d’ouverture des sociétés.
Au plan politique également, des changements majeurs sont intervenus, qui peuvent façonner une nouvelle donne pour le XXIe siècle. L’élection de Barack Obama constitue le premier d’entre eux, qui laisse espérer la réinvention du rêve américain et, partant, la réconciliation des Etats-Unis avec eux-mêmes et avec le monde. Elle constitue une preuve éclatante de la vitalité de la démocratie américaine et de sa capacité à surmonter les crises en imaginant par la délibération publique des solutions neuves. Mais 2008 fut également l’année du réveil de l’Europe qui, sous la présidence française, a pour la première fois depuis des décennies joué un rôle de premier plan dans le règlement d’une crise internationale le conflit géorgien et la gestion d’un choc économique majeur, tout en continuant à assurer le leadership dans la lutte contre le réchauffement climatique, en prenant la tête du combat contre la piraterie dans le golfe d’Aden, et en progressant dans la solution à apporter au rejet du traité de Lisbonne par l’Irlande. Par ce biais également chemine la mise en place du monde multipolaire du XXIe siècle où l’Europe peut, si elle trouve la voie d’une coordination efficace entre les nations qui la composent, prétendre figurer aux côtés des Etats- Unis et de la Chine au nombre des acteurs clés.
En 2008, le postulat d’une autorégulation des marchés et d’une toute-puissance de la politique monétaire a rejoint la fin de l’histoire ou des cycles au nombre des utopies tragiques dont l’effondrement entraîne des conséquences catastrophiques. Les prochaines années seront placées sous le signe d’un douloureux retour à la réalité. Réalité d’un développement économique dont le socle est la production et dont la condition est son caractère soutenable, au plan social comme au plan environnemental. Réalité d’une histoire violente, écartelée entre son caractère universaliste et l’hétérogénéité irréductible des systèmes de valeurs et des croyances, des traditions et des institutions. Réalité d’un monde ouvert et multipolaire dont la stabilité, si elle dépend toujours des hommes, ne dépend plus seulement de l’Occident.
(Chronique parue dans Le Figaro du 26 décembre 2008)