La folle semaine qui vient de s’écouler marque un tournant décisif dans la crise de l’économie mondialisée.
Le lundi 15 septembre a sonné en écho au jeudi noir de 1929, plaçant les marchés au bord de l’effondrement. La faillite de Lehman Brothers a fait fondre le cœur du réacteur de la finance mondiale. De même que le 11 septembre 2001 a bouleversé la donne géopolitique, le monde ne sera plus jamais le même pour l’industrie financière après le 15 septembre 2008. L’exacerbation de la crise a provoqué une prise de conscience qui accouche des premières mesures s’attaquant aux racines du mal et non pas simplement à ses symptômes. À commencer par les États-Unis, cœur du séisme, où pour la première fois a été engagé un plan cohérent pour traiter le risque systémique. Dans le même temps, la Russie a fermé deux jours la Bourse de Moscou et garanti les dépôts bancaires, la Chine est intervenue pour soutenir le cours de ses banques, les monarchies pétrolières ont réassuré leurs marchés. En bref, les grandes puissances élaborent enfin des réponses structurelles à la crise, mais sur une base essentiellement nationale.
Alors que la crise est née aux États-Unis, c’est l’Europe qui bascule dans la récession, prix de l’utopie entretenue d’une île à l’abri des tourmentes financières et de l’incapacité à conduire des politiques contracycliques. Alors que la bulle de crédit est américaine, c’est en Europe que sont coupés les financements. C’est en Europe que les moteurs de l’activité se sont durablement inversés : la consommation au Royaume-Uni, en France, en Italie et en Espagne sous l’effet du krach immobilier ; les exportations allemandes en raison du ralentissement de la croissance mondiale de 5,2 % à 3 %. Comme dans les années 90, les Etats-Unis ont transféré sur l’Europe une part essentielle de la résorption de leurs excès et de l’ajustement de l’activité, à travers les taux d’intérêt et les taux de change. La surévaluation de l’euro de plus de 40 % a financé le rétablissement de la balance commerciale américaine, tandis que la politique monétaire jouait un rôle procyclique en confortant la spirale de chute des actifs, des revenus et de l’emploi. Néron jouait de la lyre en regardant Rome flamber ; Jean-Claude Trichet versifie sur une inflation chimérique pendant que la déflation coule l’économie et le système financier européens.
Aujourd’hui, tous les moyens d’éteindre l’incendie existent. Encore faut-il les activer immédiatement. Le combat décisif se livre autour du sauvetage des institutions financières. Dès lors que les États-Unis ont réassuré leur système financier en apportant la garantie du contribuable, c’est l’Europe qui va se trouver en première ligne. Il faut donc privilégier au plan mondial des approches coordonnées et éviter la juxtaposition de solutions nationales qui casseront la dynamique d’intégration des économies. Cela passe par un dialogue permanent et des actions conjointes de la Fed et la BCE, aux antipodes des stratégies divergentes conduites depuis 2007. Au plan européen, le soutien du système financier implique une baisse rapide des taux, la suspension du principe comptable de la « fair market value », des ventes à découvert et de la prohibition des aides d’Etat. Dans le même temps, la supervision des banques et des assurances devrait être transférée vers la BCE. Au plan national enfin, tous les leviers disponibles pour une politique contra-cyclique doivent être activés, ce qui justifie des dépenses supplémentaires pour les pays en excédent ou proches de l’équilibre, la prohibition de toute hausse d’impôts pour les autres, sauf à amplifier la récession.
Jamais le risque d’une spirale déflationniste comparable à celle des années 30 n’a été aussi élevé. Jamais l’espoir d’une sortie de crise n’a été aussi fondé. Une sortie de crise qui ne doit rien à la fatalité ou au hasard mais tout à l’action. Le ralentissement de l’économie réelle s’aggravera en 2009, sous l’effet de la contagion aux pays émergents, de la baisse des profits et de l’augmentation du chômage. Dans le même temps, l’inflation, le pétrole et les matières premières baisseront, le dollar se réévaluera avec le rééquilibrage de la balance commerciale américaine. Dès lors que le risque systémique planant sur l’économie financière est écarté, une reprise peut sérieusement être envisagée en 2010. La capacité de l’Europe et de la France d’en bénéficier ou de se trouver enfermées dans une déflation à la japonaise se décide maintenant. Quand les marchés déraisonnent, il faut savoir s’émanciper d’eux pour sauver l’économie de marché. Paradoxalement, seuls les États-Unis le font, tirant toutes les conséquences de la déflation des années 30. Pour sortir de leur inertie suicidaire, les dirigeants européens gagneraient à méditer le conseil de Friedrich von Hayek : « Il n’y a rien dans les principes du libéralisme qui permette d’en faire un dogme immuable ; il n’y a pas de règles stables, fixées une fois pour toutes. Il y a un principe fondamental, à savoir que, dans la conduite de nos affaires, nous devons faire le plus grand usage des forces spontanées et recourir le moins possible à la coercition ; mais ce principe peut comporter une variété infinie d’applications. »
(Chronique parue dans Le Point du 25 septembre 2008)