À la veille de son élargissement à dix nouveaux membres, l’Union européenne présente un jour pour le moins paradoxal.
En apparence, l’accord in extremis du couple franco-allemand sur la politique agricole commune intervenu le 24 octobre en prélude du Conseil européen, venant après l’approbation du traité de Nice par l’Irlande, obtenue à l’arraché au terme d’un second référendum organisé le 19 octobre, consacre la réunification du continent avec la création d’une grande Europe des Vingt-cinq. Dans le même temps, la dégradation accélérée des performances économiques de l’Euroland et l’incapacité de l’Union à répondre aux chocs géopolitiques et économiques du XXIe siècle renforcent les doutes sur sa pérennité et sur le destin de la monnaie unique.
Sur le plan démocratique, nul ne peut se satisfaire du recours systématique au vote forcé, utilisé en Irlande comme au Danemark, qui consiste à consulter les peuples jusqu’à ce qu’ils approuvent les traités européens, ce qui serait à juste titre impensable pour les problèmes nationaux, et notamment les questions constitutionnelles. Cela illustre à la fois la différence de nature radicale qui subsiste entre la politique nationale et la politique européenne, et le mode démocratique dégradé qui caractérise cette dernière.
Sur le plan des institutions, le blocage est complet, au point que la reconduction du statu quo prend la dimension d’une décision majeure. La pseudo-percée de Bruxelles sur la PAC est très représentative, qui consiste à ne pas réformer la PAC jusqu’en 2006 et à consacrer le postulat totalement irréaliste selon lequel l’intégration de dix pays qui représenteront 17 % de la population pour seulement 4,4 % du PIB de l’Union élargie n’entraînera aucune dépense supplémentaire.
Sur le plan économique et monétaire, loin de s’affranchir du cycle international, l’Europe n’a jamais été plus dépendante de la conjoncture américaine. La juxtaposition :
- d’une Banque centrale autiste et irresponsable (avec des taux maintenus depuis un an à 3,25 % en dépit des menaces de déflation, contre des baisses successives jusqu’à 1,75 % pour la Fed) ;
- d’une coordination budgétaire vidée de toute substance par un pacte de stabilité que même Romano Prodi qualifie de « stupide »(sans pour autant avancer de discipline alternative) ;
- et d’États continuant à maîtriser l’évolution réelle des finances publiques, de la fiscalité et des systèmes de protection sociale, interdit toute politique économique cohérente en Europe. Une rigidité et une orientation idéologique tout aussi néfastes sont à l’œuvre en matière de concurrence, où la Commission, via les services de Mario Monti, multiplie contre toute raison les obstacles aux concentrations ou l’interdiction du recours aux garanties des Etats.
Sur le plan stratégique enfin, l’Europe, alors qu’elle jouxte la plupart des zones de crise du début du XXIe siècle, consacre 160 milliards de dollars à sa défense, contre 355 pour les États-Unis, ce qui lui interdit d’assurer la sécurité de son territoire. L’Europe, traumatisée par les guerres du XXe siècle, conserve les mains pures, parce qu’elle n’a pas de mains.
Pour sortir de ce dilemme, elle doit radicalement changer de projet et de méthode. L’objectif n’est plus de fabriquer de la paix intérieure avec du marché commun, mais d’affirmer une puissance créatrice de stabilité internationale et un pôle autonome de croissance. Du même coup, la méthode Monnet, qui consistait à contourner le politique par l’économique et à postuler une interaction positive entre approfondissement et élargissement, devient non seulement inefficace mais dangereuse, alimentant les populismes et les passions xénophobes contre un système qui, dans la plus parfaite opacité, génère la moitié des normes juridiques et règle, à travers la politique monétaire, le niveau de l’activité et de l’emploi.
Tout l’enjeu de la Convention consiste à acter l’échec des traités de Maastricht, Amsterdam et Nice, pour replacer la politique au cœur de l’Union européenne. D’où une Constitution européenne qui devra être validée par les peuples. D’où le retour des États, à travers la création d’un président du Conseil stable et d’un Congrès, en contrepoint à une Commission resserrée et au Parlement européen. D’où la nécessaire réforme des statuts de la Banque centrale européenne (élargissement des missions à la croissance et à l’emploi, assouplissement de l’objectif d’inflation, rotation des droits de vote au sein du Conseil, transparence des décisions…) et la suppression de la fiction du pacte de stabilité au profit d’une coordination effective des politiques budgétaires et fiscales au sein d’un gouvernement économique de l’Union.
(Chronique parue dans Le Point du 08 novembre 2002)