Voici venu le temps des réformes escamotables de Raffarin. En l’absence de cap clair, la France risque de s’enliser un peu plus.
À la notable exception de la politique de sécurité, il est désormais clair que le gouvernement Raffarin s’inscrit dans une totale continuité avec la gauche plurielle dirigée par Lionel Jospin, dans la mesure où il ne sait ni où il compte mener la France ni même où il va.
Du Smic aux retraites, de la baisse des impôts au budget, des 35 heures au droit du travail, de la redevance aux effectifs de l’Éducation nationale, la valse à trois temps de la réforme avortée continue à tourner en boucle. Premier temps, une annonce martiale, sans aucune explication à l’usage des citoyens d’en-bas ou d’en-haut. Deuxième temps, une retraite en rase campagne devant les corporatismes. Troisième temps, l’enterrement précipité du projet sous couvert d’arbitrage politique.
Sous Raffarin comme sous Jospin, le mot d’ordre reste identique : la réforme, en parler toujours, ne la faire jamais. La débâcle électorale de Lionel Jospin comme la chronique de la faillite annoncée de la politique économique de Jean-Pierre Raffarin ne trouvent pas tant leur origine dans les divergences entre ministres ou les erreurs de communication que dans trois vices fondamentaux.
Premier vice, la culture du mensonge. « Soyez socialistes, soyez libéraux, mais ne soyez pas menteurs », enjoignait Jacques Rueff aux responsables politiques. Ni socialistes ni libéraux, les dirigeants français sont avant tout menteurs. Version Raffarin, c’est la volonté délibérée de cacher aux citoyens l’ampleur du déclin du pays (dont le redressement ne dépend pas du rétablissement miraculeux de la croissance mondiale, mais de profondes réformes), l’extrême gravité de la situation internationale (déflation, démultiplication des menaces) et le cynisme institutionnalisé de l’Europe (interdite de politique économique par un monétarisme hors d’âge et un pacte de stabilité fictif).
Deuxième vice : le clientélisme. En politique aussi, les mauvaises décisions chassent les bonnes ; une lâcheté en prépare une autre. D’où la multiplication des « penaltys de compensations ». La baisse de l’impôt sur le revenu appelle un geste envers ceux qui ne paient pas d’impôt ; l’augmentation des tarifs du chemin de fer trouve sa contrepartie dans le gel de ceux de l’électricité ; l’assouplissement des 35 heures est mystérieusement lié à la hausse du smic ; la complaisance envers les agriculteurs et les chasseurs entraîne des mesures spécifiques pour la culture ou les banlieues.
Troisième vice, l’éviction de l’action au profit de la communication. Les raffarinades sont à la politique ce que la nouvelle économie était à l’ancienne : une bulle spéculative organisant la prédation du pouvoir et des richesses au profit d’une minorité. Le Premier ministre en convient lui-même quand il explique que « notre action législative s’est organisée autour de quatre points cardinaux : le nord, avec le retour de l’autorité républicaine ; l’est, c’est l’organisation, celle d’une justice plus efficace ; l’ouest, c’est la dynamique de la liberté ; le sud, c’est le cœur, celui de la jeunesse ». Cette ratatouille idéologique témoigne de l’absence de tout cap. La meilleure illustration en est la réforme de l’État, présentée comme une simple variable d’ajustement de la politique budgétaire, alors qu’elle est une des clés de l’avenir.
Résultat : Jean-Pierre Fera-Rien, hybride de Topaze et de Méline, zélateur médiatique de la France de la pelote et de la belote, conduit aujourd’hui, par son absence de leadership, le gouvernement à sa perte aussi sûrement que le firent l’autoritarisme et la morgue d’Alain Juppé en 1995. Les choses sont aujourd’hui très claires : en l’absence de transformations structurelles en France et en Europe (réforme de la BCE et suppression du pacte de stabilité au profit d’un gouvernement économique européen), même une amélioration de la conjoncture internationale sera impuissante à empêcher l’enlisement de la France dans la croissance molle et le sous-investissement, la remontée du chômage structurel de masse et la dérive en chaîne des déficits publics.
Après la réforme hargneuse façon Juppé, après la réforme honteuse façon Jospin, la France vit à l’heure de la réforme escamotable façon Raffarin. Avec pour toile de fond l’accélération du déclin du pays. Richelieu soulignait que « la politique n’est pas l’art du possible mais de rendre possible ce qui est nécessaire ». En France, depuis un quart de siècle, la politique cultive l’art de rendre impossible ce qui est indispensable.
(Chronique parue dans Le Point du 06 septembre 2002)