Le salaire minimum est aujourd’hui menacé. Mais pas pour les raisons souvent invoquées.
La décision du gouvernement de limiter l’augmentation du smic à 2,4 % – soit la hausse légale – a déclenché une polémique artificielle et vaine. Loin de marquer une réorientation majeure de la politique économique, elle est une simple mesure conservatoire. Qui évite d’accélérer la remontée du chômage. Et ne complique pas davantage l’imbroglio économique et social créé par la loi des 35 heures.
Dès le XVIIIe siècle, avec l’émergence de l’industrie et du capitalisme, s’affrontèrent deux conceptions du travail : la première, libérale, symbolisée par la loi Le Chapelier du 14 juin 1791, postulait que « c’est aux conventions libres d’individu à individu de fixer la journée de travail » ; la seconde, socialiste puis marxiste, qui se fonde sur la nature spécifique du travail, à la fois marchandise et valeur, pour justifier l’intervention de l’État dans la fixation de son prix et la réglementation de sa nature ou de sa durée, a triomphé depuis la fin du XIXe siècle.
L’institution d’un salaire minimum, généralisée dans l’ensemble des pays développés, poursuit trois objectifs : organiser le marché du travail en équilibrant le rapport de forces entre les employeurs et les salariés ; contribuer à la justice sociale en réduisant l’éventail des rémunérations ; instituer un prix directeur commun à la plupart des dispositifs économiques et sociaux. Or, en France, ces trois objectifs ont été mis à mal par la loi des 35 heures.
Les 35 heures ont, en fait, réalisé le rêve de certains libéraux en faisant exploser la notion même de salaire minimum avec sa multiplication anarchique. Trop de smics tuent le smic. L’existence de six smics, qui varient entre 1 031 et 1 154 euros, ruine l’idée même de salaire minimum, tout en segmentant à l’infini le salariat.
Du même coup, la fonction de prix directeur du smic se dilue, ce qui alimente la mécanique des revendications catégorielles, des demandes de compensations (le smic ne supporte que 11 % de charges sociales, contre 40 % en moyenne) et des transferts sociaux, puisque plus de 15 milliards d’euros d’aides diverses sont directement indexés sur son montant. Ainsi, plus le smic augmente et plus l’État s’appauvrit.
Il est bien vrai que le salaire minimum est aujourd’hui menacé. Non par la décision du gouvernement, mais par l’action conjuguée du ralentissement de l’économie, des effets pervers des 35 heures, des mutations du marché du travail enfin qui – de l’externalisation aux délocalisations en passant par le déclin du salariat – multiplient les possibilités de le contourner. Si le principe d’un salaire minimum est parfaitement justifié, encore convient-il d’en user avec discernement. La démagogie en la matière se conclut invariablement par des gains politiques aléatoires. Les pertes économiques et sociales sont, elles, bien réelles. Elles sont supportées par les chômeurs structurels d’abord, les travailleurs faiblement qualifiés ensuite, les contribuables enfin.
(Chronique parue dans Le Point du 28 juin 2002)