Trump est en passe de réaliser ce dont Staline avait rêvé sans succès : le démantèlement de l’Otan, clé de la sécurité de l’Europe depuis 1949
Quatre-vingt-dix ans après le krach de 1929, Donald Trump a déclenché une guerre commerciale et technologique contre la Chine mais aussi contre les alliés des États-Unis, tout en détruisant méthodiquement les institutions et les règles qui permettaient une coopération face aux chocs d’un capitalisme devenu universel. Cent ans après le traité de Versailles, il organise le retrait unilatéral des États-Unis du monde, laissant le champ libre aux ennemis de la démocratie. Au shutdown intérieur des administrations répond un shutdown diplomatique et stratégique.
Le constat dressé par Trump de la volonté hégémonique de la Chine de Xi Jinping est exact. Pour autant, sa stratégie sert les intérêts de Pékin qu’il entend cantonner. La sortie du Pacte transpacifique et les attaques commerciales contre le Japon ou la Corée du Sud abandonnent l’organisation du marché asiatique – soit 60 % du PIB mondial – à la Chine. Pékin s’est engouffré dans le vide créé par le repli américain avec les quelque 900 projets des « nouvelles routes de la soie ».
Il en va de même au Moyen-Orient, où le retrait unilatéral des troupes américaines de Syrie, annoncé le 19 décembre 2018, offre un sursis inespéré aux 16 000 djihadistes rescapés de l’État islamique tout en offrant les clés du Moyen-Orient à la Russie, à la Turquie et à l’Iran, voire à la Chine qui poursuit méthodiquement son implantation dans la région comme en Afrique. La contradiction est frontale avec la volonté d’endiguer la création du vaste empire chiite que les errements de la stratégie américaine ont permis à Téhéran de construire du Yémen au Liban en passant par l’Irak et la Syrie. Le lâchage des alliés participant à la coalition qui opère en Syrie – dont la France – comme des Kurdes en dépit de leur rôle décisif dans la défaite de l’État islamique achève de déconsidérer la parole et les engagements des États-Unis dans le monde.
Loin de contrer les ambitions impériales de la Russie et sous couvert de nouvelle guerre froide, Trump cultive sa proximité avec Vladimir Poutine, dont il est de plus en plus clair qu’il a barre sur lui. La chaleur de la rencontre d’Helsinki en juin 2016 va de pair avec l’absence de sanctions après la capture de trois navires ukrainiens dans le détroit de Kertch, qui annonce l’annexion de la mer d’Azov.
Surtout Trump est en passe de réaliser ce dont Staline avait rêvé sans succès : le démantèlement de l’Otan, clé de la sécurité de l’Europe depuis 1949. À plusieurs reprises, il a fait état de sa volonté d’en retirer les États-Unis. Et la démission forcée de Jim Mattis de ses fonctions de secrétaire à la Défense trouve son origine dans le refus de l’ancien commandant en chef de l’Otan de saper l’alliance stratégique qui constitue la colonne vertébrale de l’Occident et de la défense des démocraties. La déstabilisation de l’Otan s’accompagne de la dénonciation de l’Union européenne, qualifiée d’ennemi des États-Unis alors qu’elle en est l’enfant et le meilleur allié. Enfin, le soutien du Brexit comme des mouvements populistes renforce les efforts de Moscou pour saper les démocraties européennes et placer le continent à sa merci.
Trump n’est ni un accident, ni une parenthèse. Le tournant nationaliste, protectionniste et isolationniste des États-Unis est durable, sinon irréversible, dans un monde multipolaire dont ils ont perdu le leadership. Les États-Unis ne sont plus un vecteur de stabilité mais un facteur de risque.
Il est grand temps pour les démocraties, tout particulièrement en Europe, de tirer toutes les conséquences du retrait des États-Unis qui laisse le monde sans ordre ni leadership tout en ouvrant un vaste espace aux ennemis de la liberté politique. Les autres démocraties n’ont plus de raison d’accepter le privilège du dollar, l’extraterritorialité du droit ou la domination des oligopoles américains qui constituaient la contrepartie de la garantie de sécurité apportée par les États-Unis. La reconfiguration de la mondialisation en blocs régionaux impose de repenser l’Union en termes de souveraineté commerciale, technologique, fiscale et monétaire afin d’éviter qu’elle ne devienne la variable d’ajustement de la confrontation entre les États-Unis et la Chine. L’Europe doit être refondée autour de la sécurité, qui est plus que jamais la condition du développement et de la liberté, avec pour objectif de construire son autonomie stratégique. La stratégie de long terme de défense des démocraties doit reposer, d’une part, sur la dissociation des démocratures afin d’éviter qu’elle ne constitue un axe et, d’autre part, sur une alliance non pas contre mais à côté des États-Unis, entre les nations qui reconnaissent tant la liberté économique que la liberté politique, de l’Europe à l’Inde et au Japon en passant par la Colombie et le Chili, le Canada, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande.
(Chronique européenne publiée simultanément par sept quotidiens européens membres de Leading European Newspaper Alliance (LENA), le 28 janvier 2019 : Le Figaro, Die Welt, El Pais, La Repubblica, Le Soir, Tages-Anzeiger, La Tribune de Genève)