Le remboursement total de certains soins est contre-productif. Il installe une médecine à deux vitesses et handicape les réformes à venir.
Les inégalités dans l’accès aux soins et dans leur qualité ont des effets directs sur l’espérance de vie et, partant, sur le sentiment d’appartenance à la nation. Aux États-Unis, l’affaiblissement de la protection sociale et les dysfonctionnements du système de santé, qui mobilisent 17 % du PIB tout en laissant 30 millions de personnes dépourvues de couverture santé, contribuent à expliquer la révolte qui a conduit à l’élection de Donald Trump. Dès lors, la suppression du reste à charge pour les soins dentaires, l’optique et l’appareillage auditif, réaffirmée par Emmanuel Macron, paraît salutaire à la première analyse. Au fil des ans, l’assurance-maladie s’est en effet concentrée sur le remboursement à 100 % des maladies chroniques, abandonnant aux Français le financement de 25 % des soins dentaires, 24 % de l’optique et 56 % des aides auditives.
À l’examen, cependant, cette réforme est ambiguë et comporte un risque majeur en érigeant le « reste à charge zéro » en principe fondamental de notre système de santé. Elle se présente tout d’abord comme un marché de dupes en affirmant que le transfert de 4,5 milliards d’euros de dépenses (1,5 pour l’optique, 2,5 pour la dentisterie et 500 millions pour l’audition) des ménages vers les professionnels de santé et les assurances complémentaires sera gratuit. En réalité, le coût des assurances complémentaires augmentera inévitablement. Par ailleurs, la création de trois offres, basique, modérée et libre, acte la création d’une médecine à plusieurs vitesses : d’un côté, un service de base où le blocage des prix se traduira par l’ajustement à la baisse de la qualité des soins ; de l’autre, les professionnels de santé les plus compétents se spécialiseront dans les soins de qualité, dans les zones à niveau de vie élevé.
Le principe de gratuité de la médecine pour les soins courants n’a aucune justification économique ni sociale ; il ne participe que de la course à la démagogie politique. La mutualisation des dépenses de santé en France est déjà très élevée, avec un reste à charge limité à 8 %. Sa systématisation amplifiera les dysfonctionnements croissants de notre système de santé au lieu de les régler : la dégradation et l’hétérogénéité de la qualité des soins ; l’inefficacité des dépenses, dont 25 % sont non pertinentes, notamment du fait de la déliquescence des hôpitaux publics ; les inégalités d’accès aux soins résultant de la multiplication des déserts médicaux ; l’indigence de la prévention, qui ne mobilise que 1,9 % des dépenses, contre 3 % dans l’Union européenne ; le déclin de la recherche ; le déséquilibre financier structurel avec la superposition de 165 milliards d’euros de déficits cumulés de l’assurance-maladie depuis 2000 et d’une dette de 30 milliards pour les hôpitaux publics.
Le principe du reste à charge zéro interdira par ailleurs de répondre aux défis du futur. En 2070, la France comptera 76 millions d’habitants, dont 28,7 % auront plus de 65 ans, ce qui ira de pair avec la hausse de la dépendance et des maladies dégénératives. Défi de l’hyperspécialisation de la médecine et de ses métiers. Défi technologique d’une médecine prédictive, robotisée et individualisée. Défi sociétal lié à la modification des comportements et des attentes des patients face aux systèmes et aux professionnels de la santé. Ces différents phénomènes impliquent une progression des dépenses de l’ordre de 3 % par an si l’on veut garantir l’accès aux soins et leur qualité.
Agnès Buzyn a raison de dire que le système de santé français est arrivé en bout de course. Mais le reste à charge zéro constitue la pire façon de le restructurer, en l’organisant autour du coût de l’assurance et non de la qualité des soins, en privilégiant le curatif et non la prévention, en se concentrant sur la maladie et non sur la santé. À l’inverse, l’Allemagne ou la Suède ont réussi à maîtriser les coûts pour les patients comme pour la collectivité en plaçant au cœur de la politique de santé la prévention et l’amélioration de la qualité des soins.
Notre système doit être repensé à partir de trois priorités : la gestion active des risques par la prévention, la multiplication des plateformes de service et la diffusion d’une éducation à la santé publique, notamment pour décourager les addictions ; la reconstitution d’une offre accessible et de qualité autour de parcours de soins, d’un financement à la performance, de la transparence sur les résultats des structures et des professionnels de santé ; l’innovation, avec le développement de l’ambulatoire, la multiplication des robots chirurgiens, la libération des données médicales accaparées par la Caisse nationale d’assurance-maladie, l’assouplissement du cadre réglementaire pour les essais cliniques et l’encouragement des biotechnologies.
Dans l’économie soviétique, le rapport salarial était ainsi défini : « Nous, on fait semblant de travailler et eux font semblant de nous payer. » La gouvernance du système de santé par le reste à charge zéro obéit à la même logique : « Nous, on fait semblant de payer et eux font semblant de nous soigner. » La santé n’a pas de prix, mais elle a un coût. Faire croire qu’elle doit être gratuite pour tous et pour tout, c’est condamner les Français à une santé à bas coût.
(Chronique parue dans Le Point du 21 juin 2018)